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— Éloignez votre cœur, marmonna le vieillard entre ses dents et, lorsque le poète recula prudemment, il s’empara d’une pincette.

À présent, ses yeux amicaux exprimaient la colère, ses narines étaient gonflées. Passant la pincette sous le bord de la cloche, il saisit la « raison », qui se tortillait et se débattait de toutes ses six lettres, en essayant de la plaquer sur le blanc entre les deux points et le « je vous rends ». Des mots incompréhensibles remuaient sur ses lèvres. En les entendant, la « raison » fit un dernier soubresaut, s’affaissa, se coucha docilement sur le papier à lettres, sur la ligne bleue et, étirant ses six signes, commença à retomber peu à peu : haut-relief, elle se transforma d’abord en bas-relief, puis en image plate et finalement, se fondit dans la surface de la feuille. Le vieillard retira la cloche. La flamme bleue d’un réchaud à alcool tremblait sur le bord de la table. Le vieillard tendit au poète la lettre qu’il avait détachée de la planche : sans attendre qu’on lui dise quoi que ce soit, celui-ci l’approcha du feu : dans la flamme qui s’élança vers le haut, il entendit un petit piaillement, une plainte perçante. Des étincelles rouges jaillirent sur la table dans un sifflement : la lettre brûlée retomba sur le bord grisonnant de cendres refroidies.

Le poète referma le col de sa chemise avec un sourire désemparé, ses doigts tremblaient légèrement. Dans son cœur, une douleur aiguë, trace de la lame – douleur qu’il n’aurait échangée contre nul bonheur, par exemple, celui d’être avec Mitty.

— Comment pourrais-je m’acquitter…

— Je vous en prie, pas de comptes entre gens de la même famille.

Le dos voûté du maître se redressa, ses petits yeux brillèrent comme des étoiles, sa main serra vigoureusement celle du poète. Une fraction de seconde, celui-ci se rappela une sensation familière et chère à son cœur, qui venait de très loin, d’avant l’enfance.

Comme le maître le raccompagnait à travers l’antichambre obscure, quelque chose remua par terre dans un coin et, avant qu’il eût le temps d’enjamber le seuil, se glissa sous sa chaussure, enserrant sa semelle d’un étau en caoutchouc. Encore un instant, et son deuxième pied se vit également chaussé d’un caoutchouc. Le poète ouvrit la bouche pour protester, mais les caoutchoucs remuèrent sous ses semelles et entraînèrent ses pieds avec autorité : du pas de la porte vers le portillon. Il entendit la fenêtre s’ouvrir :

— Bonjour à ma petite fille.

Les caoutchoucs avançaient à grandes enjambées sur le trottoir comme s’ils avaient voulu déchirer le poète en deux moitiés verticales : ils se hâtaient vers la limite de la ville.

Le poète avait envie de rentrer, de retrouver la lumière de sa lampe, son encrier resté ouvert et ses poèmes, mais les caoutchoucs l’emportaient dans la nuit, loin des toits de la ville, sans qu’il sache où ni pourquoi. Arrivé à la dernière maison du faubourg, le poète s’agrippa aux pieux de la palissade : à l’issue d’une courte lutte, les pieux vétustes s’arrachèrent avec les clous et les caoutchoucs s’emparèrent de nouveau de ses pieds, s’élançant sur un sentier dans un pré, enserrant ses orteils de leur étau. Se rappelant la maxime : « Fata nolentem trahunt, volentem ducunt », le poète cessa de résister. Aussitôt, la terrible pression se relâcha, les caoutchoucs se firent larges et confortables : ils ne faisaient plus que le pousser légèrement en lui rappelant son itinéraire : de la ville vers la forêt.

Le crépuscule s’éteignait tout au bout du champ : un rai écarlate injecté de sang s’obscurcissait, rétrécissait comme une blessure en train de cicatriser.

« Peut-être que le ciel s’est fait ouvrir le cœur, lui aussi, se dit le poète, peut-être que là-haut, parmi les orbites, il n’y a plus de “raison”. »

Il avançait vers la forêt. Une clairière. Les branches hirsutes s’écartèrent respectueusement pour le laisser passer. Les herbes à ses pieds s’inclinaient tout bas : il ne savait si ce salut s’adressait à lui ou aux caoutchoucs. Les étoiles étaient descendues jusqu’aux arbres : on les eût cru accrochées aux branches, répandant à terre leurs aiguilles émeraude ; un coup de vent, et elles s’éparpilleraient en un brasier bleu réduisant la forêt en cendres.

Le poète s’enfonça dans les fourrés. Les branches n’osaient l’égratigner ni même l’effleurer.

Une silhouette drapée dans un voile de brume blanc attendait parmi les herbes et les fleurs figées dans un silence respectueux. On entendait juste un léger tintement de campanules bleues et le bourdonnement de chœurs de hannetons.

— Qui est-ce ?

Les derniers bruits se turent.

— Vous autres humains, vous m’appelez demoiselle Printemps. La chaleur et la canicule me chassent. Mais puis-je m’en aller sans toi, ô mon promis, ô mon désiré ? Ne sommes-nous pas fiancés grâce à la bague que tu as laissé tomber, ô mon très-cher ? Ne sommes-nous pas unis par les paroles de tes chants ? Ô mon promis, appartiens-tu entièrement à la Saison nouvelle ?

Le poète fit un pas en avant. Les rais de la lune chassèrent les ténèbres. Le visage de demoiselle Printemps : un fragment du ciel. Dans les volutes dorées de ses cheveux, des constellations de violettes. Les chênes troués et les vieux pins baissèrent leurs couronnes centenaires pour voir une dernière fois le Printemps et le poète avant de mourir. Les branches des buissons ployaient sous les grappes d’elfes minuscules, de kobolds et d’autres créatures de la forêt qui s’y étaient perchés pour être confortablement installés et voir la Fête de plus près.

Le poète s’agenouilla : des ongles fins parfumés effleurèrent ses lèvres. Profitant du moment, les caoutchoucs quittèrent ses pieds en toute hâte, s’éloignèrent et attendirent à l’écart.

« Viens avec moi, entendit le poète. – Où ? – Loin de la matière terne, vers l’éternité. »

Le poète se releva et le cortège nuptial s’ébranla : la saison et le poète allaient à pied ; les essaims de libellules, de hannetons et d’elfes volaient, les grenouilles et les kobolds aux yeux globuleux sautaient, les vers luisants, les limaces et les chenilles multicolores rampaient s’efforçant de ne pas rester en arrière. Bref, tout le monde avançait, sauf les caoutchoucs qui se tenaient tristement immobiles, les bouts joints, devant une souche.

Le fiancé s’arrêta, faisant signe au cortège.

Chers caoutchoucs, dit-il, voulez-vous nous gâcher la fête ? Fini, les rancunes : l’homme qui se tenait là-bas, devant le jardinet, ne connaissait pas encore son destin. Il ne faut pas m’en vouloir : venez donc. Mais les caoutchoucs piétinèrent d’une semelle sur l’autre et reprirent la même position. « À moins que vous ne deviez rejoindre votre maître ? Dans ce cas, je vous laisse partir et ne vous demande qu’une chose : à la place du mot brûlé je le prie d’en accepter… un autre. »

Et le poète se pencha pour remettre dans un des caoutchoucs un mot qu’il venait d’écrire. Le cortège nuptial reprit son chemin : la forêt le saluait au passage en resserrant ses branches, les feuilles et les herbes susurraient : « Bon voyage. » Quant aux caoutchoucs, après un moment de réflexion ils tournèrent leurs talons et se dirigèrent vers la clairière, pensifs, à travers la forêt obscure et silencieuse. Un petit carré de papier blanchoyait dans la doublure en feutrine de l’un d’eux : les têtes curieuses des herbes, les yeux grand ouverts des fleurs nocturnes se penchaient dessus en essayant de lire le mot mystérieux : personne n’y parvint. Moi non plus.