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1922

Untel

Au temps où j’étais encore à l’école primaire, chaque fois que je me plongeais dans mon manuel d’arithmétique relié de calicot rouge, j’essayais d’imaginer la tête de celui qui y était désigné sourdement par « Untel ». Les centaines de problèmes numérotés se transformaient pour moi en chapitres d’un étrange récit sur la vie et les aventures de ce monsieur mystérieux : Untel engageait des ouvriers, multipliait les pièces de monnaie par des mètres et divisait le tout par des grammes ; il devenait le propriétaire d’un domaine qu’il partageait, on ne savait trop pourquoi, entre ses trois fils en additionnant et en soustrayant pour cela sans aucune raison les chiffres de leur âge. Untel avait fait du bénéfice, il avait distribué huit pièces de monnaie aux pauvres et avait construit une étrange piscine avec deux tuyaux : l’eau entrait par l’un et s’écoulait par l’autre… Qui était-il ?

De longues soirées d’hiver se succédaient. La lampe distillait une lumière terne. Dans ma tête endormie aux mèches folles qui se balançait au-dessus des carreaux bleus du cahier, sous mes paupières lourdes apparaissait, encadrée par des chiffres noirs, une image qui me semblait familière : un monsieur âgé – les yeux cachés derrière des lunettes bleues – une petite barbiche grisonnante en pointe au poil dru.

Pour passer en deuxième année, j’avais un « rattrapage(37) ». Il me restait cinq jours avant l’épreuve. Trouvant dans un des parcs de la ville un banc vide en face duquel murmurait une fontaine, je cherchai par tous les moyens à résoudre un problème : combien d’ouvriers Untel avait-il engagés pour creuser un puits de deux sajènes(38) de profondeur. « Si un ouv. creuse 1 archine(39) par heure et s’ils ont travaillé 3 heures, alors…» J’obtins 2 et 2/3 d’ouvrier.

Je me plongeai dans mes réflexions, en essayant d’imaginer deux tiers d’un ouvrier. Les chiffres gris sur les carreaux bleus du cahier me dévisageaient avec étonnement.

Soudain, une ombre se posa sur la page. Pourtant, je n’avais entendu personne approcher.

— Alors ? Vous n’arrivez pas à me résoudre ? demanda une voix moqueuse douce, mais nette. Je levai les yeux.

— Vous ?

— Oui.

Près de moi, le regard glissant sur les carreaux bleus de mon cahier à travers des lunettes bleues, était assis un monsieur d’un certain âge avec une barbiche en pointe au poil dru, vêtu d’un costume trois pièces ample et décati. Après une seconde de réflexion, l’inconnu tendit sa main maigre aux doigts courts vers les chiffres, avec un sourire aimable.

— Voilà, dit-il en s’emparant de mon crayon. Sous la pression de la mine, des chiffres gris se mirent à courir, dociles et agiles. C’est fait.

J’avais, sur mes genoux, la solution du problème.

— Vous devriez savoir, jeune homme, poursuivit ce monsieur en costume gris d’une voix monocorde en arrangeant ses lunettes, que lorsque j’engage des ouvriers…

Ses paroles tombaient, régulières, calmes.

— Eh bien, avez-vous compris ?

Je ne dis rien.

À cet instant, une mendiante s’approcha de notre banc avec deux enfants déguenillés : un bébé, la bouche collée à son sein crasseux que l’on voyait à travers ses hardes, et un gamin de quatre ou cinq ans qui traînait ses guiboles torses en s’accrochant à sa jupe.

— À votre bon cœur…

Se détournant du cancre, Untel dirigea ses lunettes vers la mendiante avec un sourire malicieux. Il plongea trois doigts de sa main droite dans la poche de son gilet puis, ouvrant sa main, lui montra cinq pièces de cuivre toutes neuves.

— J’ai, dit-il d’une voix toujours aussi douce et claire, trois pièces d’une valeur d’un kopeck et deux pièces de deux kopecks. Question (Untel haussa la voix et leva sa tête comme s’il s’adressait non à la mendiante, mais aux parterres fleuris et aux sentiers qui rayonnaient tout autour en étoile) : combien de kopecks vous donnerai-je, si on sait que leur nombre est égal à celui des unités du total obtenu au moyen de la multiplication du nombre de vos enfants par celui de pièces de moindre valeur, divisé par le nombre de pièces de valeur supérieure ?

Ce fut le silence. La femme se tenait devant lui, tête baissée. Son gamin écarquillait les yeux en fixant la main immobile avec les pièces rutilantes. Untel la pressa avec un sourire condescendant :

— Alors ?

La femme baissa la tête encore plus et s’en alla sans dire un mot.

Passé un petit moment, le monsieur en gris remit les pièces dans sa poche ; un sourire fureta sur son visage puis rentra à l’intérieur, sous la peau eût-on dit. Le silence revint, interrompu uniquement par la fontaine.

— Vous imaginez, dit Untel en louchant vers moi, que je lui plains ces quelques kopecks ? Que non. Vous imaginez peut-être que j’ai quelque avantage à confier mes travaux à ces fainéants d’ouvriers du problème n° 1136 ? Qu’en savez-vous, jeune homme : ils n’ont peut-être pas creusé jusqu’à l’eau, et ils ont empoché l’argent ! D’ailleurs, c’est peut-être une autre fosse qu’il me faut – Untel eut un sourire douloureux –, et pourtant je creuse – je creuse – je creuse. Qu’ils prennent l’argent, je ne lésine pas sur les chiffres, mais il faut de l’ordre. Je ne peux donner que « sur réponse ». Avec des « à votre bon cœur » on n’obtient rien de moi, ça je ne peux pas, comprenez…

Untel se tourna vers moi et s’arrêta net, se rappelant sans doute que son interlocuteur était trop jeune et bête.

— J’ai un autre problème à vous soumettre, dit-il en changeant de ton et eh indiquant de la pointe de sa barbe la fontaine qui murmurait en toute quiétude. Si on montait les murs de ce réservoir au niveau du jet d’eau ; si on y mettait quelqu’un et qu’on bouchait le tuyau d’évacuation d’eau, vous comprenez, si on l’obturait complètement, combien de temps la personne mettrait-elle à se noyer ?

Impuissant, je passais mes doigts sur les carreaux bleus du cahier.

— Je crains que vous ne ratiez votre examen, ajouta Untel d’un air sévère. Quel âge avez-vous ? Douze ? C’est beaucoup. Deux années par classe, et il y en a huit : 2 x 8 = 16, et 12 + 16 ça donne 28. Vous êtes mal parti. Bon, arrêtez de cligner des yeux, c’était une plaisanterie. À bientôt.

Avec un hochement de tête condescendant, Untel se leva lentement et sa silhouette grise disparut parmi les arbres fleuris du parc.

Je ratai mon examen.

Une dizaine d’années plus tard. La nuit. Les mains dans les poches de ma veste d’étudiant, je marchais dans les rues désertes, écoutant le bruit de mes pas et mes pensées.

Soudain, tout près de mon oreille :

— Ah, mais ça fait une éternité…

Une voix dont je reconnus la douceur et la netteté. Je me retournai. Dans la lueur du réverbère, les lunettes, la barbiche pointue, le profil moqueur.

— Désolé.

— Vous ne vous souvenez plus de moi ?

— Si, répondis-je avec une feinte désinvolture, même si ça fait quatre ans au bas mot que je ne me suis pas aventuré chez vous, sous le calicot rouge, mais… je me souviens de vous. En quoi puis-je vous être utile ?