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— Oui, oui, lança Untel comme s’il n’avait pas entendu mes paroles, d’autres tâches… questions… problèmes… Je comprends, bien sûr.

En marchant dans mes pas, mon compagnon quitta le halo du réverbère et je ne pouvais plus distinguer son visage. Nous avançâmes en silence.

— Que faites-vous donc en ce moment ? demandai-je d’un ton brusque essayant de chasser une sensation pénible.

— Moi ? Toujours la même chose, rien n’a changé. Je partage des capitaux, je creuse des puits – vous vous souvenez ? – ou encore des piscines, je voyage de la ville A à la ville B et de B à A, je fais mon petit bonhomme de chemin… Et vous, bien sûr, jeune homme, vous aimez votre première et « unique », puis votre deuxième « unique » et votre troisième « unique »… À la combientième en êtes-vous en ce moment ? Des idées religieuses… Comment c’est déjà chez Molière ? « Je crois que deux et deux sont quatre et que quatre et quatre sont huit. » Eh oui.

La voix douce et régulière de mon compagnon me mettait mal à l’aise. Je pressai le pas et lui lançai par-dessus mon épaule :

— Même si c’était vrai, il n’y a pas de quoi se moquer : le cœur, monsieur Untel, n’est pas une boule sur la tige d’un boulier. Je suis libre d’aimer ou de ne pas aimer. Je ne calcule pas les battements de mon cœur. Et puis, je ne comprends pas pourquoi vous, derechef…

— Mille pardons, dit mon compagnon sans me lâcher d’une semelle. Nos voix résonnaient, reflétées par les murs en pierre de la rue nocturne. Mille pardons. Votre opinion compte beaucoup, beaucoup pour moi et j’ai toujours apprécié… Il y a dix ans, deux mois et quatorze jours, j’ai eu le plaisir de m’entretenir avec vous et déjà à l’époque, j’ai été très frappé par l’aspect absolument a-mathématique, si vous me permettez de m’exprimer ainsi, de votre pensée hautement curieuse. La jeunesse ne tient jamais compte des ans, ni de l’expérience, ni du calcul lucide. Moi aussi, j’ai été jeune…

— Vous ?

Nous échangeâmes un regard.

— Oui, moi. Vous ne me croyez pas ? Les choses sont ainsi : vous voyez, si les étoiles ne peuvent faire un pas en dehors de leurs orbites, si la boule du boulier que vous venez de comparer au cœur, faisant preuve de beaucoup d’esprit, est attachée à sa tige en fer, alors… Vous ne dites rien, vous croyez que ça m’amuse : millénaire après millénaire, siècle après siècle, année après année, et dans chacune, imaginez seulement, 525 600 minutes, non, 31 536 000 secondes, toutes pareilles, vous vous rendez compte, identiques et vides. Je suis seul au milieu de milliards de vides. Des nombres, des nombres, des nombres : chacun se fait passer pour un pouce, un mètre, un jalon, une verste, un espace, un infini ; un ouvrier, un fils, un frère, un homme. Une profondeur, une hauteur, une largeur. Je suis seul, toujours seul parmi des myriades de vides !

— Qui êtes-vous ? demandai-je, frappé soudain par le véritable sens des paroles que je venais d’entendre.

De nouveau, la lueur rampante d’un réverbère tâta de ses rais jaunes le visage gris aux yeux cachés derrière les lunettes. Il mit longtemps à répondre.

— Je ne suis pas vraiment quelqu’un, dit-il enfin d’une voix sourde en s’adossant à une barre transversale que la lumière du réverbère avait fait briller soudain devant une vitrine sombre. On ne peut dire de moi « quelqu’un », je suis « Untel ». Dans mes lettres se cache… « nul ».

Saisissant de ses mains préhensiles la barre en cuivre couleur de fiel, comme pour s’y suspendre, il poursuivit : Il existe un problème… Le plus difficile de tous. Je l’ai résolu : ça donne zéro. Bon, passez votre chemin, jeune homme : moi, je suis arrivé, dit Untel en tournant sa tête vers la vitrine.

En portant mon regard dans la direction indiquée, je distinguai la fenêtre étroite d’une petite librairie que je n’avais pas vue jusqu’alors. Parmi les brochures, les vieux imprimés, les livres et les revues bon marché, des lettres d’or brillèrent sur du rouge : Manuel d’arithmétique.

— Je vais là, répéta mon compagnon dans un souffle.

J’hésitai un instant.

— Adieu – puis je partis précipitamment.

— Au revoir, rectifia la voix, nette mais à peine audible, dans mon dos.

Je me retournai : il n’y avait plus personne devant la vitrine, ni dans la rue, corridor de pierre aux portes condamnées.

31 536 000 secondes passèrent, puis encore 31 536 000 secondes. Les brasiers des guerres envahirent tout. Jamais Untel ne m’apparut dans l’éclat de leur flamme, mais souvent, je sentis sa présence toute proche et la possibilité d’une rencontre : il m’avait bien dit « Au revoir ».

Des gens venaient dans les tranchées, on leur disait distinctement, mais doucement : « Rang-eez-vou-ous par numéros » – « Rang-eez-vou-ous deux par deux ». Quelqu’un traçait d’une écriture bien nette : « 1 000 – 2 000 – 100 000 baïonnettes » ; il était facile de compter ces rangées d’unités d’acier acérées qui se dressaient, la pointe en l’air : là-bas, sous les baïonnettes, quelque chose remuait, gémissait, se signait, mais les baïonnettes elles-mêmes dressaient pareillement leurs pointes noires. Bien pratiques pour y enfiler des corps qui craquent, à l’instar de boules sur les tiges d’un boulier. Du matin au soir (à présent, on sentait si nettement que les journées avaient 86 400 secondes terriblement longues et que chacune brandissait un zéro au-dessus de votre vie), quelqu’un, tel ou untel, tapi derrière, comptait les hommes : un coup de feu – un coup de feu – un coup de feu. Il en perdait le compte. Il secouait son boulier : une rafale. Et il se remettait à compter : un coup de feu – un coup de feu – un coup de feu. Et, dans un claquement de boulier, une colonne de chiffres vêtus de drap gris – comme la mine du crayon – était rayée de la terre. Les chiffres tués se laissaient docilement allonger sous le drap vert des champs hérissés d’herbes.

Un jour, je crus apercevoir Untel. En fin d’après-midi, on avait amené des renforts : des moujiks débonnaires débordants de santé. Ils murmuraient, ils soupiraient : « Sainte Vierge ! » Tintement de gourdes, claquement de culasses. Une auto vrombit : « Rangez-vous par numéros…»

— Quel régiment ? entendit-on une voix douce, mais ferme dans le noir.

— Régiment de tirailleurs n° 178.

— Combien de baïonnettes ?

— 2 060.

— Bon. Je veux voir le commandant.

Des voix étouffées provenaient de l’auto : « Attaquez à 4 heures 30. Le secteur compris entre la hauteur 171 et la hauteur 93. Ne pas ménager…»

— Mais, ex’lence…

— Disposez ! – et les roues de la voiture s’éloignèrent dans un crissement doux, mais net sur le sable.

Encore des milliers de secondes. La révolution.

Où était Untel ? Sans doute, sous la couverture d’un manuel ; dans la clandestinité. Il passait ses nuits tantôt au numéro 1 001, tantôt au 666. Il avait peur qu’on le déniche, qu’on perquisitionne chez lui, qu’on lui confisque tous ses chiffres.

Soudain… – mais ce ne fut qu’une demi-rencontre.

Un jour, je me tenais avec d’autres gens devant une porte entrouverte, en attendant d’être reçu par une personne dont un seul paraphe gris fait au crayon pouvait apporter une solution à ma vie : c’était pour elle aussi facile que de résoudre le problème n° tant dans un manuel d’école primaire. Je n’obtins pas de rendez-vous, mais j’entraperçus, comme d’autres d’ailleurs, dans la fente étroite, les lunettes bleues, le costume gris décati et la barbiche en pointe au poil dru. Derrière la porte, une voix nette et régulière martela : « Vous êtes rayé des listes, camarade, je ne peux rien pour vous… Au suivant ! » La porte se referma.

Tôt ou tard, nous nous rencontrerons. Pour la dernière fois. Je me souviens de son « au revoir ». Et alors, l’un de nous disparaîtra.