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1921

Kunz et Schiller

La petite ville allemande (dont j’ai oublié le nom(40)) compte deux monuments remarquables : le théâtre et la statue. Le théâtre ressemble un peu à une caserne avec son blason ovale au-dessus d’une porte à trois battants. Quant à la statue de Friedrich Schiller, elle est située au milieu de la Marktplatz, tournée de profil vers l’hôtel de ville : sur fond d’enseignes multicolores et de murs d’immeubles en briques qui entourent le marché de tous les côtés, un homme de marbre au long visage émacié, sur un socle de granit. Il est assis dans un fauteuil confortable, le dos collé à son dossier arrondi. Un cahier roulé est posé sur ses genoux pointus.

Naturellement, au printemps 1905, pendant la commémoration de Schiller(41), le premier monument de la ville célébra le second : au théâtre, on monta un spectacle de gala, on prononça des discours puis une foule nombreuse mais bien organisée conduite par des magistrats et des sociétés savantes se dirigea, bien entendu, du théâtre vers le monument. C’était le directeur du théâtre Herr Gotthold Kunz, respecté de tous, qui était l’organisateur de ces solennités, chose absolument naturelle également : primo, il était directeur du théâtre, secundo, à l’époque de sa jeunesse, il avait publié dans l’Allgemeine Litterarische Zeitung un article sur Schiller aujourd’hui oublié de tous, y compris de lui-même. Pour la commémoration, cet article défunt donna de nouveau signe de vie : trois ou quatre longues citations ressuscitèrent dans le Blatt(42) local. Cet article – tous l’apprirent à présent, depuis le vieux professeur Windelman jusqu’à la jeune madame Baltz (la jolie maraîchère dont le Schiller en marbre fixait l’enseigne du magasin, sans pouvoir en détourner les yeux, depuis une bonne quinzaine d’années) – prouvait, en comparant divers passages de la correspondance du poète, les innombrables « idem » et « loco citato », commentaires et documents à l’appui, qu’il y avait eu sans doute parmi les papiers du poète une pièce inédite, égarée par la suite(43). Naturellement, monsieur Kunz n’en connaissait ni le titre ni le contenu, mais il supposait, en invoquant des raisons strictement scientifiques, que c’était la meilleure œuvre du grand poète et s’affligeait, avec force points d’exclamations, de cette perte irréparable pour la littérature et la scène de son pays ; à la fin de son article, il exprimait un faible espoir que ce manuscrit égaré puisse être retrouvé un jour.

Dans son grand discours prononcé au théâtre et dans sa brève allocution devant le monument, le respecté Herr Gotthold, salué par des applaudissements et des bruits de cannes et de parapluies, reprit ses arguments en citant les dates, les titres et les numéros de pages.

La partie officielle de la célébration était terminée. Le soir, une réception en petit comité, à laquelle prirent part les poètes et artistes de la ville, eut lieu dans la grande salle du Keiser Hotel local. Des toasts. Des déclamations. Le vieux professeur Windelman conta sa rencontre, à Stuttgart, avec un cousin au quatrième degré du poète ; mais le héros du jour – Herr Kunz, le plus grand de tous les vivants réunis autour du grand mort – fut aussi le héros de la soirée.

Encouragé par le tintement et les frottements des chopes, par les cris : « Prenez donc la parole ! » Herr Kunz (il était déjà bien tard et le nombre de bouteilles vides commençait à prendre le dessus sur celui des bouteilles pas encore débouchées) se leva et, après une minute de silence, déclara qu’il ne fallait pas désespérer : la pièce égarée du grand poète pouvait encore être retrouvée et lui, Kunz, ferait tout son possible pour… Un tonnerre d’applaudissements recouvrit ses paroles, mais Kunz n’avait pas terminé. Le silence revint. « Qui sait, s’écria-t-il, s’il est proche, ce jour où moi, Kunz (la voix de l’orateur se brisa d’émotion), je tiendrai entre mes mains, ces mains que vous voyez là, le manuscrit de cette œuvre géniale. Et alors…» Mais déjà, une foule l’entourait. On le félicitait, en lui soufflant des vapeurs d’alcool au visage. Une queue se forma : tout le monde voulait serrer la main du directeur Kunz.

Peu à peu, tous s’en allèrent. Certains fredonnaient Le chant de la cloche(44), s’enlisant immanquablement dans les deux premiers vers : personne ne connaissait la suite. Quelqu’un déclamait des passages de Guillaume Tell(45) en les déformant.

Comme Gotthold Kunz s’approchait de la porte de son appartement de célibataire, un clair de lune inonda la rue déserte ; un vent annonciateur de l’aube remuait les feuilles des châtaigniers. Kunz trouva la clé dans sa poche, ouvrit la porte, monta quatre marches. Il faisait sombre dans les pièces. Seul un rai de lune furetait par terre. Sur sa table de chevet, il n’y avait ni allumettes, ni bougie.

« Quel empoté, ce Fritz », se dit Herr Gotthold, mais comme il était d’humeur débonnaire, il décida de ne pas réveiller son domestique et de se déshabiller dans le noir.

En réalité, cela faisait vingt ans que monsieur Kunz avait abandonné toute recherche littéraire, il avait même cessé de penser à la poésie, aux poèmes et aux pièces perdues ou retrouvées (à moins qu’elles ne figurent sur la liste approuvée par le Conseil du Répertoire), mais en cet instant, émoustillé par le vin, les applaudissements, les encouragements, il se sentait dans la peau d’un dénicheur de raretés, d’un bibliophile passionné, d’un connaisseur… Il croyait entendre le bruissement des pages d’archives reliées en volume poussiéreux : voici un manuscrit… Non, ce n’est pas cela… Un cahier caché dans un vieil in-folio… Non… Et soudain : le voilà !

Le directeur Kunz dénoua le lacet de sa chaussure gauche. Publication d’un manuscrit de Schiller récemment découvert, préfacé par le conseiller Gotthold Kunz, modeste conseiller, mais homme honorable… Le monde entier est au courant, journaux et revues en font état. Cela fait sensation. L’université de Bonn lui décerne le titre de docteur. À Königsberg, à Munich, à Berlin, partout on lui propose une chaire…

Herr Kunz fit tomber sa chaussure gauche et tendit ses mains vers la droite. Soudain, il entendit frapper à la porte : des coups timides, mais nets.

— Entrez, Fritz… Vous m’apportez de la lumière ?

— Oui, dit-on derrière la porte.

La voix lui parut étrangement sourde et étrangère. Ensuite, quelqu’un dont il ne distinguait pas le visage dans la pénombre (la lune venait de se cacher dans les nuages) avança d’abord sa tête, puis une épaule en angle aigu et, enfin, toute sa silhouette bizarrement grande, pour s’arrêter dans l’entrebâillement de la porte.

Herr Kunz n’eut pas peur, il fut juste un peu étonné.

— Désolé, dit-il en tâtant le sol de son pied gauche dans l’espoir de trouver son soulier.

— Je m’y suis enfin résolu, dit l’inconnu (dans un souffle ou presque, avec un léger accent du Sud). Cette nuit est si mémorable pour nous deux… Je voudrais vous dire… Si j’ai bien compris les mots de votre discours… Vous permettez ?

L’hôte avança de deux pas vers le fauteuil en chêne au dossier arrondi, tourné vers la fenêtre, s’y installa pesamment, sortit un manuscrit de la poche de son pourpoint démodé – plus personne n’en portait – et le déploya lentement sur ses genoux pointus.

Il y avait quelque chose de familier dans sa silhouette.