— Il est vrai que nous nous sommes déjà rencontrés, cher monsieur, dit le maître de maison avec une certaine réserve (l’inconnu fit lentement « non » de la tête), mais même entre connaissances proches, entre bons camarades, oserais-je dire, plus, entre amis, l’usage ne prévoit point… ne justifie point, souligna Herr Kunz, des visites nocturnes aussi étranges. Vous venez chez quelqu’un à l’heure où tout le monde dort et, si je ne me trompe, vous apportez un manuscrit…
— Il m’est impossible, protesta timidement l’hôte qui se recroquevilla, maussade, au-dessus de ses feuillets, de venir à un autre moment. Mon absence sur la Marktplatz pourrait provoquer des rumeurs. Surtout après les festivités. Vous comprendrez facilement que…
— Je ne comprends rien du tout, trancha Kunz et ce que vous faites sur la Marktplatz ne m’intéresse pas le moins du monde (un petit commis… un versificateur : cette pensée se faufila dans sa conscience). Mais admettez que faire irruption avant le jour – oui, je pèse mes mots – chez quelqu’un qui, de surcroît, rentre tout juste d’une célébration du grand Schiller, et qui mérite donc le respect… arriver avec votre espèce de « manuscrit » entre les mains, et m’obliger…
— C’est justement ce qui m’a poussé… marmonna le solliciteur. Votre beau discours, votre article qui a dévoilé si sagement un secret que je croyais enterré à jamais, tout cela m’a poussé à surmonter mon immobilité habituelle… Mais je vous importune peut-être.
Herr Kunz se laissa fléchir un peu. « Un toqué, se dit-il, un poète provincial qui fait ses premières armes et brûle d’entendre mon avis. Après tout, il faut être indulgent envers les jeunes. »
— Eh bien soit, dit-il, tout cela est certes un peu extravagant de votre part, jeune homme, mais ce n’est pas grave, je ne suis pas trop à cheval sur l’étiquette. Je vais réveiller mon domestique, on nous apportera des bougies et nous allons nous occuper de votre « manuscrit », hé-hé. Il y a longtemps que vous écrivez ?
En prononçant ces mots, le directeur tendit la main vers le cahier, retrouvant sa bonne humeur.
— Je ne suis pas si jeune, répondit l’hôte d’une voix sourde où résonnait une étrange tristesse, il y a une bonne centaine d’années que je n’écris plus… Cela doit même faire plus : cent deux, cent trois ans.
Le bras du directeur Kunz retomba sans toucher le manuscrit. « Un fou, un maniaque – ça remua dans son cerveau – le jour va se lever. Des gens viendront et demain toute la ville en fera des gorges chaudes : on racontera qu’un graphomane a réussi à berner le directeur Kunz pendant une nuit entière. Eh, non, il faut en finir. »
— Cher monsieur, martela Kunz en se levant soudain, cher monsieur, je vous prie de reprendre votre manuscrit et de me laisser tranquille. Je ne veux pas savoir qui vous êtes ni ce que vous avez gribouillé, vous entendez ! Et si vous y tenez vraiment, eh bien, je vous invite au bureau du théâtre, 2, Schillerstrasse. Entre onze heures et une heure d’après-midi. À présent…
Le visage de l’inconnu sembla se creuser et se couvrit d’une pâleur de marbre. Il se retourna lourdement dans le fauteuil qui gémit : son profil aquilin pointu au contour net se détacha plus clairement dans la brume matinale. Il se leva avec un bruit sourd, celui d’une pierre tombant au sol. Il roula son manuscrit. Les marches vétustes de l’escalier grincèrent sous ses pas, silencieux mais lourds.
Immobile comme une statue, Kunz demeura au milieu de la pièce. Il tâchait de comprendre ce qui s’était passé ; le sang battait dans ses tempes, ses pensées s’emmêlaient. Les mots – les gestes – les détails de l’événement se rejoignaient, se nouaient en un tout… Soudain, chancelant d’impuissance, Kunz s’affaissa lentement sur son lit : « C’était lui, lui. »
Il enfila sa chaussure en un clin d’œil.
Deux pas vers la porte. Il s’arrêta, pris d’une hésitation torturante. Soudain, tel qu’il était, à peine vêtu, sans chapeau, il s’élança à la poursuite du visiteur.
Le jour se levait. Les rues étaient toujours désertes. Pourtant, à gauche, derrière le croisement de la Karlstrasse et de la Friedrichstrasse, on entendait s’éloigner des pas de pierre rythmés. Kunz s’y précipita. Le son montait, heurtant lourdement les portes et les volets fermés comme pour réveiller la ville endormie, puis s’amenuisait, se faisant plus discret. Kunz pressa le pas et finalement, il se mit à courir : arrivé au croisement, il aperçut dans la lueur de l’aube le dos blanc étroit de son visiteur qui s’en allait à pas lents, mais larges ; ses longues jambes moulées dans ses bas blancs, ses cheveux bouclés retombant sur ses épaules, tout passa comme une vision éphémère et disparut au coin de la Kaisergasse. Kunz courait aussi vite qu’il pouvait ; en arrivant à Kaisergasse, il vit de nouveau la silhouette blanche, cette fois-ci beaucoup plus près. Elle avançait toujours sans se retourner, à pas lents mais géants, dans un fracas de pierre. Son pourpoint démodé retombait en plis blancs immobiles, sa tête était penchée vers le rouleau déployé qu’il portait dans ses mains.
— Le manuscrit ! cria Kunz tout essoufflé d’une voix brisée, mais à cet instant, le lacet de son soulier gauche, qu’il avait mal noué, se défit. Kunz se pencha et lorsque, trois ou quatre secondes plus tard, il releva la tête, la silhouette tournait au coin. « Mon Dieu, il va vers la place », gémit-il, désespéré, et il s’élança en avant rassemblant ses dernières forces.
Un tournant, un autre : la place. Débouchant sur la Marktplatz, Kunz aperçut de nouveau la silhouette de son visiteur. Le soleil se levait. Les tuiles des toits rougeoyaient comme du porphyre. La brume matinale montait tout doucement vers le ciel, flocon après flocon. Le visiteur non identifié marchait, se dressant de toute sa taille immense, le marbre de ses semelles résonnait sur les pavés. Blanc et fier, le visage un brin ironique illuminé par le soleil, il se dirigea droit vers le centre de la place. Le fauteuil hissé sur le granit du socle était inoccupé.
Kunz s’accrocha à une borne et tomba. Il se releva et se précipita vers le socle. La silhouette s’y trouvait déjà. Le pied heurta le piédestal en granit avec un lourd fracas. Les genoux pointus se plièrent, la tête se rejeta en arrière, la pierre se plissa formant deux arcades sourcilières et se figea. Les doigts du géant en train de se pétrifier commencèrent à rouler tout doucement le manuscrit. Kunz était déjà là. « Le manuscrit ! » cria-t-il dans un râle en agrippant le bout du rouleau. Le papier bougeait encore, se repliant au contact des doigts, sa main tira dessus – et retomba dans le vide, glissant sur le marbre. Perdant l’équilibre, Kunz chancela, sa tête heurta une saillie du socle et il dégringola lourdement jusqu’en bas. Il resta là, gisant à plat ventre, comme mort.
Pendant sa chute, sa chaussure gauche avait déserté son talon ; plantant son bout dans le sol, elle sursauta et se précipita dans une flaque en agitant désespérément ses lacets.
Le pont sur le Styx
L’ingénieur Tinz jeta le plan sur sa table de chevet et tira sa couverture jusqu’au menton. Couché, les yeux fermés, il percevait la lumière bleu-vert de la lampe à travers ses paupières ; des formes qui tardaient à s’effacer de sa vision projetaient sur sa rétine un reflet quadrillé : la trace du plan. Sa pensée allait de formule en formule, par un chemin détourné, vérifiant au passage les chiffres et les signes.
Près du plan, sur un coin de la table, un reste de thé. Sans ouvrir les yeux, Tinz trouva à tâtons le verre et l’approcha de ses lèvres : il était presque froid. Des idées retardataires se faufilaient dans son cerveau exactement comme par la porte d’un magasin au moment où le mot « Fermé » s’apprête déjà à s’y inscrire en lettres noires. Obstinées et méchantes, elles toquaient sur le verre, demandaient à entrer par les prunelles, lui mettaient dans la figure les aiguilles filiformes de leur montre : pas question de revenir demain. Sous les paupières de plus en plus lourdes de Tinz, les allées et venues se poursuivaient. La lumière bleu-vert pénétrait dans ses yeux comme à travers une eau stagnante recouverte de plantes. Sa gorge était sèche. Tinz tendit derechef la main vers la table : « Le thé doit être complètement froid. »