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En effet, ce que ses doigts effleurèrent était froid et gluant, mais pas comme du verre : ça céda sous la pression des phalanges et, dans un frottement, peau contre peau, bondit comme une balle.

Tinz ouvrit aussitôt les yeux et leva la tête. Sous l’abat-jour bleu de la lampe, assis tout en bas du plan, se trouvait un crapaud dont les yeux globuleux s’écarquillèrent en croisant son regard. Son abdomen blanc secoué de pulsations molles se confondait presque avec la blancheur du papier, les taches vert-gris sur son dos étaient pratiquement de la couleur de la lumière, son derrière gras et flasque était posé prudemment au bout de la table, la courbure méfiante de ses pattes palmées indiquant qu’à tout moment, il était prêt à déserter le cercle lumineux pour bondir vers l’obscurité. Des relents de vase et de marais émanant de la créature parvinrent aux narines de Tinz. Il voulut crier, chasser d’un revers de main les yeux immobiles et globuleux qui le fixaient, mais les pupilles du crapaud, toujours accrochées à celles de l’ingénieur, le devancèrent : la bouche s’ouvrit et, contre toute attente, elle accoucha de mots à la place d’un coassement.

— S’il vous plaît, monsieur, la mort, c’est loin d’ici ?

Tinz se serra contre le mur dans un silence étonné. Après une pause, le crapaud bougea sur ses palmes écartées :

— Je vois que je suis définitivement perdu.

Sa voix était douce et enveloppante, les coins baissés de sa longue bouche exprimaient une sincère amertume, une déception.

Une pause.

— Vous n’êtes pas très bavard, poursuivit la bouche blanchâtre et son tracé dessina une courbure douloureuse. Pourtant, quelqu’un doit bien m’aider à sauter de l’Outre-Styx vers, disons, le « dehors » absolu et définitif, puisque vous n’aimez pas le mot que je viens de prononcer. Voyez-vous, je suis en situation de transit entre le cispendant et le transcendant (j’espère que les métaphysiciens ne m’en voudront pas pour ce cis(46)). Et comme cela arrive souvent aux voyageurs, je me suis enlisé dans…

— C’est si étrange : la nuit, sur ma table de chevet, tout d’un coup…

En entendant un début de réponse, le crapaud arrondit sa bouche dans un sourire et d’un bond souple, se rapprocha du bord de la table :

— Croyez-moi, cela me paraît encore plus étrange. Pas une seule fois en deux millénaires, je n’ai troqué ma vase contre un voyage. Et voici qu’un casanier invétéré comme moi, habitué à sa lie, se retrouve la nuit sur une table de chevet. C’est étrange, extrêmement étrange.

Tinz, s’habituant peu à peu aux yeux voilés, à la voix traînante et aux contours sinueux de son visiteur nocturne pensa que la bonne attitude à l’égard d’un rêve consistait à le laisser s’épanouir. Il se garda d’exprimer cette idée afin de ne pas se montrer impoli vis-à-vis de son interlocuteur qui s’était installé, courtois et confiant, à un demi-mètre de son oreille. Mais apparemment, celui-ci devina sa pensée.

— Oui, dit le crapaud, et une membrane recouvrit ses yeux. Déjà Juvénal avait parlé des grenouilles du Styx auxquelles personne ne croit, pas même les enfants qui se lavent gratuitement dans les bains publics(47). Mais il vaudrait mieux évoquer cette question avec ceux qui, pour le prix d’une obole, s’immergent dans les eaux les plus pures qui soient, celles du Styx : les nouveau-défunts, expression calquée sur « nouveau-nés ». Cela dit, rien ne me soucie moins que la croyance en ma réalité : être un rêve a ses avantages, cela vous délie des liens de la cohérence, même si je n’ai pas l’intention d’abuser de ce privilège. D’ailleurs, si le rêveur peut douter de la matérialité de ce qu’il voit, le rêve, à son tour, peut remettre en question l’existence du rêveur. Le tout est de savoir qui en vient le premier à ne pas croire à l’autre : mettons que les hommes cessent de croire en Dieu, Dieu se retrouve dans un sacré pétrin, mais il se peut que Dieu cesse de croire à la réalité de son invention, c’est-à-dire du monde, et alors… Oh, il y a beaucoup de bulles à la surface du Styx, rondes comme des o et toutes, elles éclatent, sans exception. Mais nous nous éloignons de notre sujet. Si l’on me permet de faire référence à Hegel, qui considère que certains peuples, le vôtre par exemple, possèdent l’être, mais sont dépourvus d’histoire, sont a-historiques, eh bien pourquoi moi, qui viens d’une antique lignée des crapauds du Styx(48), bien qu’exilé hors de l’être (je remets Hegel des pieds sur la tête(49)), ne raconterais-je pas mon histoire, du moment qu’on veut bien m’accorder un peu d’attention ? Enfin, tous les phénomènes se manifestent à la conscience dans leur évidence, ils font irruption directement dans le cerveau sans demander la permission, comme moi maintenant, et cette méthode… mais nous n’allons pas absurdiser à outrance ni nous encoasser dans la métaphysique, n’est-ce pas ?

Tinz regarda encore une fois, avec une attention rassurée, l’habitant des limons du Styx installé sous la lumière bleue de la lampe. S’apprêtant à commencer son récit, le crapaud posa plus confortablement son gros derrière et empoigna le rebord de la table en y collant ses pattes de derrière couvertes d’excroissances. Ses yeux globuleux, son ventre rond qu’on aurait dit moulé dans un gilet en tissu, sa bouche aux lèvres fines pincées à l’anglaise rappelaient la silhouette du flegmatique Pickwick (sur les illustrations de Seymour(50)) au moment où cet expert en goujons des étangs du Hampshire s’apprête à raconter une de ses histoires. Tinz sourit en réponse et, décollant le dos du mur qui lui donnait froid, tira le bord de la couverture qui retombait, pour le remettre sur le lit, puis s’apprêta à écouter. Après quelques « hum » et quelques toussotements, l’intrus nocturne, blafard dans la lumière bleue de l’abat-jour, commença :

— Ainsi que je l’ai déjà dit, pour nous autres habitants des limons du Styx, les déplacements d’un « ici » vers un autre « ici » sont plus étranges que toutes les étrangetés. Un voyage, c’est un dévoiement, hum, ouais, du moins c’est ce que pensent les plus grands esprits des bas-fonds. Car vous autres, infatigables rampeurs, vous avez beau ligoter la terre avec des chemins, tous vos voyages se terminent inévitablement par la fosse, votre dernier « ici », dont personne n’est jamais sorti. Il est stupide de se faire rattraper par la pelle, unijambiste mais dégourdie : il est bien plus simple de s’enfouir dans la vase. Or tout le monde n’a pas la chance de pouvoir dialoguer avec la vase antique et sage qui recouvre le lit du Styx, ce fleuve dans lequel finissent toutes les significations. En comparaison avec la mort, la vie est une province perdue. Un paradoxe, direz-vous ? Pas du tout. Quand toi, Tinz, tu atteindras nos limons… Oh, dans le rien on ne manque de rien ! Je t’assure que toute votre vie avec sa pacotille d’étoiles et de soleils n’est qu’une banlieue du Styx. Vivre, c’est s’absenter de la mort. Cela dit, vous qui avez fui le « rien » y retournez tôt ou tard, car il n’existe rien d’autre.

Mais nous autres, habitants du fond du Styx, nous trouvons inutiles tous ces bonds au-dehors. Nous prenons possession de tout ce qui existe au moment où cela n’existe plus. Car les eaux du Cocyte, du Léthé, de l’Achéron et du Styx communiquent et on ne saurait entrer au pays de la mort quelles baignent qu’en laissant tout souvenir de la vie dans nos eaux tranquilles sans vagues. Ainsi, les innombrables mémoires humaines se débarrassent-elles de leur contenu, fardeau de la vie vécue, dans les profondeurs noires du Styx : décomposées en jours et en instants, elles se déposent lentement chez nous, tout au fond, en passant entre les gouttes. Des vies s’empilent, strates superposées, assemblages de jours troubles et décolorés, traces d’actions, résidus de pensées. On ne peut véritablement faire un pas sans remuer les mémoires humaines qui tapissent le fond du Styx : égrènement multilingue de mots éteints, mystères visqueux des crimes et des caresses, tout cela s’agite à chacun de mes bonds au-dessous et au-dessus de moi, se collant à mes palmes.