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Le crapaud interrompit son récit un instant, poussant ses pattes de devant, terminées par des sortes de doigts, vers un coin de l’oreiller. Tinz regarda attentivement la peau de ces doigts, blanche sous des taches verdâtres, parsemée de boursouflures.

— Donc, reprit le crapaud et, d’un élan souple de ses pattes de derrière, il se déplaça jusqu’au coin du coussin, tout près de l’oreille de son interlocuteur, donc, il est clair que nous autres habitants du fond des jours n’avons aucune raison de le quitter. Nous n’imitons pas les grenouilles de rivière ordinaires qui chassent les mouches. À quoi bon ? Les vies vécues tissent d’elles-mêmes le tapis brodé de noir qui recouvre le fond du Styx. Enfouis jusqu’aux yeux dans la vase des jours, nous n’écoutons que le clapotis de la rame de Charon tout en haut et regardons glisser l’ombre de sa barque perdue entre les deux rives, celle de la vie et celle de la mort. Dans la vase, tous les « vas-y » s’enlisent, une fraîche éternité ombreuse s’effile à travers notre demeure en fines évasions, velours du limon, nirvana du nirvana, s’agglutinant autour de la pensée, de la transpensée, de l’outre-transpensée et…

Une membrane cacha les yeux du crapaud, sa tête enfoncée dans son corps vert-blanc sans cou se hissa, ses lèvres baveuses s’avancèrent.

— Mais alors, comment se fait-il que… ?

Les yeux révulsés de son hôte se découvrirent au son de sa voix, mais les mots du crapaud tardèrent à sortir du silence.

— Tu vois, il s’est passé quelque chose qui m’a obligé à émigrer. Oui, je sais, après tout ce que je viens de dire, un tel propos doit sonner bizarrement dans ma bouche. Pourtant, l’enchaînement des faits ne coïncide que rarement avec celui des raisonnements. Il se trouve que la population du fond du Styx n’est pas homogène. La disparité des résidus de souvenirs nous influence aussi d’une certaine manière. En matière de mort, nous nous divisons en libéraux et conservateurs. Je fais partie des derniers. Hélas, ces temps-ci, les partisans d’une attitude libérale envers la mort ont pris le dessus. Nous autres, vieux crapauds du Styx, nous nous en tenons à un principe qui a fait ses preuves au cours des siècles : ce qui est mort doit être tout à fait mort, nous ne voulons pas de produits préfabriqués, de tous ces avortons, ces suicidés, ces gens tombés au champ d’honneur, de tous ces parvenus de la mort qui se jettent avant l’heure dans les eaux sacrées des fleuves. Moi et ceux qui pensent comme moi, nous trouvons qu’un mort bricolé à la va-vite n’est pas un bon mort. La mort doit travailler patiemment et en profondeur, lentement, d’année en année, s’infiltrant dans l’homme, estompant peu à peu ses pensées et affaiblissant ses émotions ; sa mémoire doit se décolorer progressivement, virer au gris sous l’effet des maladies ou de la vieillesse, elle doit prendre les tons d’une gravure, c’est alors seulement qu elle sera assortie aux limons du Styx. Or, toutes ces vies précipitées de force dans le Styx, interrompues en pleine course et que la mort n’a point travaillées, conservent leur énergie vitale. Le Léthé les repousse, rejetant leurs mémoires excitées, bariolées chez nous, dans le Styx. Elles nous perturbent, elles gâchent notre néant. Cela semble si clair, si évident. Pourtant les libéraux, qui jouent toujours sur l’ambition, sur la fascination du nombre, brandissent depuis longtemps le slogan : davantage de morts !

Naturellement, nous n’avons pas capitulé, refusant toujours une politique de la mort expansionniste et agressive. Succès et défaites alternaient. Les libéraux, il faut le reconnaître, savaient mieux agir sur le populo. De temps à autre, ils rassemblaient les chœurs de grenouilles en meetings et alors, de violents coassements s’élevaient au-dessus du Styx exigeant des morts en masse. En général, leurs voix qui résonnaient de plus en plus fort parvenaient jusqu’à la terre, éveillant les foules humaines lesquelles, singeant les grenouilles déchaînées du Styx, exigeaient la mort pour elles-mêmes, hum. Des guerres se déclenchaient. Sous le poids des combats, la barque de Charon s’enfonçait dans l’eau jusqu’aux bords. La clique qui réclamait des morts se calmait alors provisoirement…

Mais, ainsi qu’on aurait pu le prévoir, avec les siècles, les appétits des partisans de la mort en gros augmentaient. Les chefs libéraux démagogues se vantaient à qui mieux-mieux de pouvoir repeindre le Styx en rouge sang. Tous étaient endoctrinés jusqu’au dernier têtard. La jeunesse aux pattes fines sautait en foule sur les bancs de sable et criait, tournant des milliers de bouches vers la terre : Encore ! Encore !

L’heure était à la tension et à l’angoisse. Une inéluctable menace venait soit de la vie, soit de la mort. Même moi qui n’avais pas quitté le fond depuis des millénaires, je finis un beau jour par monter à la surface trouble du fleuve pour observer les deux rives : la nôtre, la rive morte, recouverte de cendres molles, était plate et silencieuse. Faute d’air, le ciel noir pesait dessus de toute son absence d’étoiles. L’autre rive, la vôtre, était voilée de brumes, mais votre soleil immonde rayonnait à travers, et des amoncellements d’arcs-en-ciel remuaient, emmêlés dans ses rayons. Brrr, la vie, quelle horreur ! J’en ai détourné le regard et vite fait demi-tour pour me glisser dans ma vase.

Entre-temps, la moultmort appelée depuis si longtemps avait commencé : elle hurlait là-bas, sur la terre, par la voix de milliers de bouches de fer levées en l’air, elle rampait, brume empoisonnée, éteignant les arcs-en-ciel et arrachant les rayons du soleil, ses vents chargés de mitraille charriaient le duvet humain tels des pissenlits sur lesquels on souffle, directement vers le Styx. Les premières vagues de mortalité furent accueillies par un coassement voluptueux de toute la lie du Styx. Je n’y comprends rien : c’est peut-être la terre qui, en tournant, a détourné les hommes du droit chemin, les a rendus pervers même dans la guerre, car ces imbéciles jettent dans la mort ce qu’il y a de plus inapte à la mort, leurs jeunes. Les mémoires des jeunes gens ne sont pas encore remplies, elles sont vides, c’est pourquoi une fois précipitées vers le Léthé et emportées vers le Styx par le courant, trop légères pour couler, elles flottent à moitié immergées. Ces jeunes de l’entremort s’agglutinent à la manière des lentilles d’eau, formant une sorte de pellicule qui sépare le fond du fleuve de sa surface.

Nous autres crapauds de la vieille trempe, nous avons essayé de percer cette couche en promouvant l’idée de démobilisation, de pacifisme comme on aurait dit chez vous sur la terre. Je me rappelle avoir prononcé une conférence dans une des fosses les plus profondes du fond, évoquant un jardinier qui, désireux d’accélérer la croissance d’une plante, l’avait tirée vers le haut et avait fini par l’arracher avec sa racine. Mes arguments ne réunirent qu’un public restreint. Tous mes efforts furent vains : les obscurs aux coassements sanglants n’étaient plus des obscurs, mais des rougeoyants, car à chaque combat des flots de sang s’infiltraient dans les eaux traditionnellement noires du Styx. La rame de Charon pataugeait dans la sanie. Les bords surchargés de sa barque avalaient de l’eau. C’est alors que certaines âmes s’y sont lancées à la nage, soulevant les eaux éternellement immobiles.