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La coupe était pleine. Impossible de le supporter plus longtemps : adieu, limons chéris, adieu, éternité inerte et toi, silence qui chante la mort ! J’ai décidé de me sauver – là-bas, dans les cendres. Mes pattes palmées m’ont porté jusqu’à la surface en quelques brasses. J’ai sorti la tête de l’eau, cherchant des yeux la rive morte. C’est alors que tout a commencé : j’avais beau scruter, je ne parvenais pas à distinguer la vie de la mort. Les deux rives étaient brûlées et dévastées, criblées de trous d’obus profonds, béances sépulcrales, une vapeur mêlée d’alluvions toxiques cachait les lointains à gauche comme à droite. Que faire ? Il fallait prendre une décision. J’ai bondi droit devant moi.

Je progressais à bonds prudents. Peu à peu, l’air enfumé est devenu plus clair, j’ai vu apparaître sur mon chemin la lueur des villes et, par la volonté du hasard…

— Te voilà sur la terre ? Eh bien…

Extirpant son coude de l’oreiller, Tinz se rapprocha de la bouche qui était en train de terminer son récit :

— Hélas, oui, car autrement, il y aurait eu peu de chance que nous nous rencontrions. Naturellement, j’ai essayé de rebrousser chemin. Mais je n’ai pas retrouvé mes traces. Errant au hasard, je tombais sans arrêt sur des nids humains. Que pouvais-je faire ? Le jour, caché dans l’humidité des étangs et des mares, je fuyais les tentacules jaunes de votre soleil. Les grenouilles des rivières, acclimatées à la vie, détalaient, terrifiées par l’hôte venu du Styx. Mais à la tombée de la nuit, je sortais à la recherche de compagnons de route pour retourner dans la mort. Mes tentatives ont échoué. Je me souviens, une nuit, comme maintenant, j’avais sauté sur l’oreiller d’une phtisique de dix-huit ans. Cette jeune créature aux tresses défaites, étalées sur la taie brûlante, avalait l’air dans un halètement convulsif. J’ai eu envie de la distraire comme le font parfois les docteurs, ces espions du Styx. Glissant ma bouche dans son oreille, j’ai osé un calembour : Pneumothorax, couax ! Mais, qui aurait pu le croire ? ma compagne de voyage a poussé un cri, on a entendu des pas, j’ai dû prendre mes jambes à mon cou et filer au milieu de flacons hérissés d’ordonnances – on aurait dit des queues en papier – pour rejoindre mes ténèbres.

Une autre fois, j’ai réussi à me glisser sous la couverture mince d’un claviste qui mourait intoxiqué par le plomb. Oui, hum… l’alphabet dont les combinaisons composent vos missels et vos brochures politiques est en fait un poison. Je me souviens d’avoir collé la membrane de mon oreille contre son cœur faiblissant pour l’ausculter… À propos, je m’embrouille facilement dans le folklore de l’Outre-Styx, le refrain de votre chanson « Oh, sculptons dans le marbre, gravons dans les cœurs…», ne signifie-t-il pas justement « Auscultons » ? je le répète, je ne suis pas très féru de vos excroissances verbales…

— Assez d’idioties, attends – Tinz écarta brusquement ses yeux des pupilles globuleuses du crapaud, si tu ne viens voir que des compagnons de route, alors moi aussi…

Une bulle se forma sur la bouche du crapaud, éclata, puis :

— Hélas, non. Vois-tu, tandis que je vagabondais de par le monde, les ténèbres des pensées vagabondaient en moi. J’ai vu et observé bien des choses, j’ai roulé ma bosse à travers les espaces des deux côtés du Styx. Et voici mes conclusions : le problème ne réside pas dans les guerres que les vivants font aux vivants, pas dans le fait que vous autres, les hommes, vous n’existez que pour vous enterrer les uns les autres, mais dans la guerre éternelle entre les deux rives du Styx, dans la lutte permanente de la mort contre la vie. Je propose un armistice. Si j’ai fait un saut chez toi, c’est pour te parler de ce plan et non pour toi-même.

— Je ne comprends pas.

— C’est pourtant si simple. Qu’est-ce que le pays de la mort ? Un pays comme les autres, mais avec une taxe de douane très élevée : en passant la frontière, le vivant y laisse cent pour cent de sa vie. C’est tout. Tirons un trait là-dessus. Les morts pourront se faire rapatrier dans leur patrie terrestre, tandis que ceux qui sont trop vivants pour rester en vie… Mais n’entrons pas dans les détails. Mes idées et tes chiffres pourraient faire bouger du point mort la grande cause de la coïncidence entre la mort et la vie. De toute façon on y viendra : je n’arriverai pas à coasser plus fort que les fous qui ont pris possession du fond du Styx. Laissons-les faire. Tant pis. L’unique amor dont je sois capable, moi qui suis originaire des eaux noires, c’est l’amor fati(51). Nous commencerons par des broutilles qui s’intégreront peu à peu à la vie.

— Par exemple ?

— Oh, les exemples ne manquent pas. Disons, à tous les carrefours, un mécanisme joliment construit : une planche verticale sortant de terre avec, à hauteur de poche, une fente étroite pour les pièces et, à hauteur de front, une fente du diamètre d’une balle. Vous vous en approchez, vous y glissez votre pièce et vous vous prenez une balle dans la tête. Ce n’est pas cher, c’est accessible à tous et, à condition que l’appareil soit silencieux, ce qu’on peut obtenir grâce à un système d’insonorisation, ce n’est presque pas gênant pour l’entourage. Ou bien… mais passons, allons à l’essentiel. Ton dessin de pont m’est tombé entre les palmes à point nommé : des formes précises et légères. Tes chiffres plient et déplient l’acier comme de la cire ; or il est temps de déployer de nouvelles techniques ; il faut créer une matière plus légère que la toile d’araignée et plus solide que le béton armé, plus invisible que le verre et plus souple que les fils d’or, car le moment est venu de construire un pont sur le Styx. Oui, oui ! Il sera suspendu entre l’éternel « non » et l’éternel « oui ». Grâce à nous, des excavatrices ouvriront leurs gueules noires sur les méandres du Styx. Nous leur ferons écoper toutes les mémoires englouties du monde. Tout ce qui est tombé dans l’oubli, les siècles superposés aux siècles, l’histoire et la préhistoire mélangées aux limons du Styx, nous les remonterons sous votre soleil. Nous viderons l’oubli jusqu’au fond. La mort dilapidera ses richesses – oboles et vies – aux mendiants et nous verrons si vous arriverez à rester vivants au milieu de cette mort ressuscitée. Donc, au travail. Ensemble, à la gloire de Obiit(52). Non ? Oh, notre pont transformera votre « non » en « oui ». Et si mon coauteur me le permet, je voudrais me placer… plus près de ses pensées. Hum. Ici, ce n’est pas très confortable, en revanche, sous les os temporaux, on se sent en parfaite sécurifiance…

Tinz se serra contre le mur. Il vit les yeux du crapaud s’écarquiller comme deux bulles méchantes, ses pattes de derrière se cambrer, prêtes à bondir. Et, avant qu’il n’eût le temps de lever la main dans un réflexe de défense, un coup souple et glissant en plein cerveau renversa sa tête sur l’oreiller. Tinz cria et… ouvrit les yeux.

Une lumière limpide et égale remplissait la pièce. Sur sa table de chevet, dans la lumière gris-bleu de la lampe qu’il avait laissée allumée et que le soleil rendait terne, le plan déployé d’un pont à cinq voûtes. Sur un coin de la table, un verre renversé tournait sa bouche ronde transparente en direction des yeux de Tinz, la langue plate de la cuillère en argent avait glissé sur le bord blanc-vert de la soucoupe. Les hachures du schéma portaient des traces humides : éclaboussures ou…