— Hum, cela me paraît être le début d’une philosophie bien étrange…
— Peut-être. Ce sont simplement là les prémisses du fantomisme.
— En quoi consiste donc…
— Le fantomisme, c’est bien simple : c’est comme un forceps qui se referme. Les gens sont des mannequins mus par des ficelles et qui s’imaginent être les marionnettistes. Les livres savent que les volontés ne sont pas libres, mais les auteurs des livres, eux, ne le savent plus : chaque fois qu’il s’agit de vie réelle et non d’espace à l’intérieur d’un livre, l’homme oublie fatalement qu’il est déterminé. Les mécanismes de la conscience s’enrayent, c’est bête. Une fiction, sur laquelle tout tient : les actes, la possibilité même d’actions humaines qui composent la soi-disant « réalité ».
Et comme rien ne peut tenir sur une fiction, rien n’existe : ni Dieu, ni vermisseau(56), ni toi, ni moi, ni nous. Dans la mesure où chaque chose est définie par d’autres choses, eh bien, il n’y a que ces autres choses qui sont, mais pas les choses en elles-mêmes. La marionnette imagine obstinément qu’elle est faite non de carton et de fils, mais de chair et de nerfs et que les deux extrémités du fil sont entre ses mains. Elle s’ingénie à inventer philosophèmes et révolutions, or ses philosophies portent sur des mondes morts inexistants et ses révolutions tombent toujours du forceps. C’est là qu’apparaît une béance entre moi, fantôme in expli, et vos consciences de fantômes dilettantes. Tout comme moi, vous avez été précipités dans la pseudo-existence par des causes, à ceci près que vous autres, fantomoïdes, sujets du monde des causes parvenus à l’inexistence, vous imaginez être des rois dans un ridicule « royaume des fins », ainsi que l’appelait Kant, tandis que moi, venu à la vie par force, je ne connais que la volonté de la pince qui m’a introduit dans les phénomènes, c’est tout. Aussi, m’est-il impossible de prendre part au jeu de l’institution des fins, de vous imiter en croyant désirer et agir – jamais et d’aucune façon. Des causes me font agir, je les sens et les reconnais, mais moi-même je ne désire aucune de mes actions ni paroles, et vouloir me paraît aussi absurde et impossible que marcher sur l’eau ou me soulever moi-même par l’occiput.
— Tu ne poursuivais donc aucune fin en venant ici ?
— Non…
— Alors, quelle raison…
— Ne te presse pas de me poser des questions. Tombé de la pince qui s’était resserrée sur moi, je suis venu ici par cette porte qui s’est desserrée…
Ils se turent tous les deux un bref instant. Dans le dos de Sklifski, le carré de la fenêtre s’illuminait d’éclairs s’envolant dans la nuit lourde. Tournant le visage vers ces lueurs qui se répandaient à l’intérieur de l’isba, il proféra par-dessus la tête de son hôte – s’adressant aux éclairs ou à lui-même :
— C’est étrange : une aberration crépusculaire – même pas un fantôme, « un accessoire » – s’est glissée… Ne peut-on pas dérouler toute la chaîne des causes, maillon après maillon ? Il y a un tabouret près du seuil, lança-t-il par-dessus l’épaule au fantôme qui se tenait contre le mur.
Le contour près de la porte vacilla et se fit plus court.
— Eh bien. Même une biographie en plusieurs volumes, si on en retire toutes les fins, ne laissant que les raisons, sera réduite à une dizaine de pages. En me retrouvant dans la vie comme dans une souricière, j’ai attendu patiemment et attends toujours qu’on m’en sorte et… mais procédons maillon par maillon. En sortant de mon berceau de verre, je me suis dirigé vers la porte sans savoir où elle menait. J’ai été accueilli par l’obscurité et le labyrinthe des couloirs vides qui m’ont conduit dans un réduit sombre et suffoquant, rempli de chiffons et de vieilleries. M’enveloppant dans des bouts de tissu que j’ai trouvés là (j’avais pris froid en errant dans les couloirs) je me suis mis à écouter l’espace caché entre les gros murs : d’abord rien, puis, au loin, deux voix et un tintement de clés. Je suis allé dans cette direction, mais je n’ai pas réussi à rattraper le bruit. Cependant, les portes sont restées ouvertes : elles m’ont conduit d’abord dans la cour, ensuite, à travers le trou noir de la porte cochère – à l’extérieur, dans les lumières et les bruits d’une ville nocturne.
Au début, j’avais très peur qu’on me voie : « un fantôme ! », qu’on me capture et qu’on me ramène derrière la vitre. Je cachais mon visage dans les ombres, je rasais les murs en essayant de m’emmitoufler autant que faire se pouvait dans mes chiffons. Mais je me suis aperçu bientôt que ces précautions étaient inutiles : les gens ne remarquent que ceux dont ils ont besoin et encore, tant qu’ils en ont besoin. Et comme moi, je… Bref, je n’avais pas à m’inquiéter. Des centaines et des milliers de paires de bottes passaient à côté de moi : leur contenu m’intéressait peu et c’était réciproque. Parfois, comme je marchais sur un boulevard, le matin, des petits d’homme levaient sur moi des yeux interrogateurs. J’avais encore leur taille à l’époque et j’ai essayé de prendre part à leurs jeux deux ou trois fois. « Si je n’étais pas mort avant la fantomisation, me disais-je, j’aurais été comme eux. » Mais « eux » se détournaient de « la créature » en pleurant de peur. Leurs nounous et leurs bonnes me chassaient avec des petites pelles en bois et des ombrelles : Va-t’en. Et je m’en allais en pliant avec peine mes jambes lourdes de traitements – toujours plus loin – fuyant les multitudes – sans m’arrêter.
Là-bas, dans la salle des fantômes, on ne m’avait pas laissé sécher suffisamment et ici, parmi les pierres de la ville chauffées par le soleil, ça se faisait sentir peu à peu. Vers midi, des mouches s’agglutinaient autour de moi plongeant leurs petites trompes dans ma morte-chair. À peine m’asseyais-je que des chiens accouraient de toutes les portes cochères : ils humaient l’air, hérissaient leurs poils et, m’encerclant de leurs yeux méchamment écarquillés, se mettaient à hurler. Je leur jetais des pierres et m’en allais après avoir forcé leur encerclement. Bientôt, ces sales bêtes m’ont chassé à la périphérie de la ville : je me réfugiais dans des terrains vagues et des cimetières pour ne regagner les carrefours que le soir. Les pluies et l’humidité ramollissaient mon corps qui devenait tout flasque. Les toxiques dégagés par la putréfaction se mêlaient à l’alcool et aux sels de mercure causant une infection qui me faisait souffrir. Je ne pouvais plus continuer ainsi. J’ai décidé d’attirer l’attention des passants, de me montrer, de demander à ce qu’on me ramène derrière la vitre. Découvrant mes bras et mon visage, je barrais le chemin aux passants exhibant devant leurs yeux ma main en décomposition, mais leurs pupilles se détournaient avec dégoût, des pièces tombaient dans ma main. En rassemblant ces pièces de cuivre, je pouvais acheter à la pharmacie une journée ou deux de demi-existence.
La chenille du temps rampait à travers les jours en arquant ses anneaux. L’automne approchait avec son humidité. Les hommes, eux, trouvaient refuge sous leurs toits. J’ai eu la nostalgie, moi aussi, de mon couvercle de verre. Lors d’une intempérie, j’ai décidé de rentrer par mes propres moyens. Glissant sur la boue des trottoirs, fuyant les rencontres, je me suis traîné de carrefour en carrefour jusqu’à la porte de l’université.
Sur le premier escalier qui s’avançait dans le carré de la cour, j’ai distingué dans la pénombre une silhouette courbée. C’était Nikita.
— Nikita ?
— Oui.
— Ce qui m’a étonné, c’est que lui n’a pas du tout été étonné de me voir. C’était un vieillard un peu toqué, mais gentil. Quelques années plus tôt, il avait perdu sa femme et son enfant (je l’ai appris par la suite), il souffrait de sa solitude. C’est ainsi que j’explique le fait qu’il a partagé avec moi sa petite chambre dans le sous-sol : nous avons vécu ensemble. Comme je l’ai compris plus tard grâce à ses longs récits, je n’étais pas le seul à avoir profité de ses sentiments paternels. Et aussi : Nikita m’a raconté que tu m’avais fui, le soir de ton départ, tu t’en souviens ?