Je n’aime pas ma chambre stupide tapissée de papier à lotus, ni mon corps étroit engoncé dans les vêtements, ni ma personne cachée à moi-même : si je me mettais à décortiquer mon « moi » point par point, comme je le fais avec ces dossiers dans mon cartable, je ne sais pas très bien à quoi j’aboutirais… mais passons.
Autrefois, je me laissais absorber par mon travail jusqu’à en avoir mal dans le crâne, jusqu’à voir trouble : tout plutôt que de penser. À présent, je n’y ai plus droit. Après un incident totalement subi et inattendu.
C’était dimanche. Je m’étais réveillé un peu plus tôt que d’habitude. Une matinée inondée de clarté. Des étoiles de givre sur les vitres. Sur le pas de la porte, parcourant les lattes marron, des scintillements jaunes. Sous la fenêtre, le grincement d’un orgue de barbarie. Tout était comme la veille, jusqu’au moindre reflet, la moindre petite tache et en même temps, tout semblait nouveau : les mêmes fentes parallèles entre les lattes ; le même cartable, les mêmes livres sur la table de travail, le même fauteuil usé, la même armoire, tout était exactement à sa place et pourtant, le MÊME, lui, ne se trouvait pas à sa place, le MÊME s’était perdu et, subissant l’assaut des sens nouveaux, toutes les choses étaient légèrement décalées, déplacées et étrangement différentes.
Mon temps était compté ; un bout de papier blanc pointait du cartable : un chèque m’attendait. En bas, la signature. La veille au soir, les lettres qui la composaient m’avaient donné du fil à retordre : en apparence – leurs coins, la pression de la plume, la queue du paraphe – tout était authentique ; mais à la vérité mon intuition me soufflait que tout était mensonge, falsification. Pendant la soirée, les lettres m’avaient nargué en défiant mon analyse. À présent, le matin, mon travail avançait mieux. Autour de la lettre finale, le papier avait perdu sa brillance : on l’avait gratté. Tiens ! Et encore : sur le paraphe en colimaçon, une minuscule tache terne. Voyons. Je pris la loupe et approchai l’œil de la ligne : juste en face de ma pupille, sous la cambrure de la lentille, se tenait un bonhomme minuscule, de la taille d’un grain de poussière (étant donné l’agrandissement) : il ne manifestait aucune peur, sa tête pas plus grande qu’un point était fièrement dressée vers la coupole transparente de la loupe, son bras à peine visible esquissait un aimable salut en direction de mon œil. J’eus l’impression que cet être petit comme un grain de poussière voulait me dire quelque chose : j’écartai le verre et, penchant ma tête vers la table, recouvris précautionneusement l’inconnu avec le pavillon de mon oreille. D’abord, mon ouïe saisit un vague bruissement, une agitation, quelque chose accrocha mes poils, puis ce chuintement se fit plus distinct.
J’entendis :
— Moi, roi des Moins-que-rien, vainqueur du pays des Pas grand-chose, etc., etc., je vous salue, votre Énormité, dans votre pays de papier aux lotus bleus, et je sollicite votre hospitalité pour moi et pour mon peuple des Moins-que-rien errant et persécuté. Veuillez nous octroyer en guise de territoire la surface de votre peau, de vos manuscrits, de vos livres ainsi que vos autres apanages. Et si…
Décollant mon oreille, je m’apprêtai à lui répondre, mais les premières poussées de ma voix emportèrent le roi des Moins-que-rien, si bien que je dus chercher longtemps Sa Majesté avec ma loupe sur la table : renversée sur le dos, elle venait de se relever avec dextérité sur ses petites jambes et lissait à présent son habit froissé. Alors, je rusai : recouvrant de nouveau mon interlocuteur de mon oreille, je murmurai en dirigeant ma voix de biais, veillant à ce que mon souffle n’emporte plus mon auguste hôte.
— Je vous salue, lui dis-je, Majesté Moins-que-rienesque. Les feuilles de mes manuscrits, les pliures, les tranches et les marges de mes livres ; les reliures, les marque-page, les fentes, les fleurs des papiers peints, la surface des tableaux et mon propre épiderme sont à votre entière disposition. En récompense, je ne demande qu’une chose : faites-moi sujet du royaume des Moins-que-rien.
Le bruissement reprit dans mon oreille :
— Ô, votre Incommensurabilité, nous connaissons vos mérites : vous et votre plume avez beaucoup œuvré au service de la grande cause des Pas-Grand-Chose et des idéaux élevés de la Moins-que-rienerie. Je vous nomme premier vassal du royaume immortel et noble des Moins-que-rien, je vous concède le titre de Premier Moins-que-rien, alliance et privilèges, et j’ordonne à mon peuple de vous servir comme il me sert moi tant que je serai en vie et jouirai de l’immunité ici, dans mon nouveau fief. Eh !
Les bruissements des Moins-que-Rien qui avaient accouru de partout remplirent aussitôt mon oreille en me chatouillant la peau : répondant à l’appel de leur souverain, ils se faufilaient en foule sous les bords de mon oreille.
— Prenez possession de votre fief, poursuivit le roi, inventoriez les tableaux touche par touche, les livres lettre par lettre, les manuscrits point par point. Répertoriez tous les grains de poussière petits et grands. Les Moins-que-rien éliront domicile sur les fleurs des papiers peints, selon leurs dèmes et leurs tribus, les anciens et le Sénat occuperont les fentes du poêle bien chaudes. Au travail. Comptez les cils sur les paupières de son Énormité : un Moins-que-rien sera placé en faction sur chaque cil. Deux détachements de Pas-Grand-Chose de haute naissance pour chaque oreille de Son Énormité. Quant à vous, mon vassal et frère, daignez accepter, pour célébrer ce jour de notre rencontre, que cette signature falsifiée sur laquelle je me tiens en ce moment devienne authentique et que le malheureux soit amnistié : eh, faiseurs de lettres, à moi ! Authentifiez-la !
Égratignant légèrement le lobe de mon oreille avec sa couronne, le roi entouré de ses courtisans et de son escorte suivit la ligne noire du paraphe comme un tapis qu’on aurait déroulé devant lui.
Étonné, je levai la tête, regardai les murs, le plancher, le plafond ; en apparence, rien n’avait changé et pourtant, tout était transfiguré, nouveau : les lotus morts stupidement bleus couraient légèrement leurs cernes marron se drapant dans un jeu de reflets et d’ombres vacillantes ; des ornements cristallins couraient sur la vitre gelée, des étoiles de givre chatoyaient d’étincelles bleues et blanches ; les peintures, touchées par d’invisibles pinceaux, montraient de nouvelles couleurs et lignes en soulevant la masse de verre qui les oppressait, les mots, plaqués verticalement au dos des livres, s’étaient légèrement décalés, d’une pensée à peine – pas grand-chose, moins que rien –, sur les axes de leur sens : les fissures s’ouvrant sur des mondes inintelligibles s’étaient agrandies.
Soudain, un point noir passa devant ma pupille gauche : sans doute un des Moins-que-rien de service était-il tombé de mon cil. C’était clair, ils avaient eu le temps de s’y installer, car à peine levai-je les yeux que tout disparaissait, redevenant comme hier : les lotus fleuris perdaient leur vie, n’étaient plus que des pâtés peinturlurés ; les objets retrouvaient leurs contours, on eût cru entendre le claquement de mille verrous au sein des choses visibles et audibles enfermées de nouveau dans l’absence et la mutité.
Il suffisait pourtant que je plisse les yeux pour que de nouveaux mondes réapparaissent, flottant entre mes cils. Je vérifiai la signature du chèque, d’abord à l’œil nu, puis à la lentille, je la comparai à la vraie : chaque trait était authentique. Je plongeai ma plume dans l’encrier et écrivis au bas de l’acte : « C’est pourquoi je certifie que la signature au bas du texte n° 1176 est authentique et véritable. »