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Mon cœur faisait des bonds de joie dans ma poitrine. Je fis un clin d’œil à la signature pécheresse tout ébouriffée : de nouveau, un Moins-que-rien distrait tombé de mon cil passa devant mon œil.

— C’est un travail difficile, lui dis-je en riant.

Le soleil s’y mit aussi : il passa ses fils jaunes entre les rais et les étoiles collés à la vitre par le gel.

— L’amnistie pour tous, murmurai-je, heureux et libéré, l’amnistie pour tous les faux, contrefaçons, imitations, tromperies et simulacres. Pour les lettres, les mots, les pensées, les gens, les peuples, les planètes et les mondes. Amnistie générale !

Sous ma fenêtre, la manivelle de l’orgue de barbarie pivotait toujours sur ses vis usées, des grincements métalliques gravitaient autour de son axe ; mais déjà, les Moins-que-rien s’affairaient dans mon oreille : les grincements se métamorphosèrent en une douce mélodie, s’enrichirent d’échos et de demi-tons que ne pouvaient point entendre ceux qui n’étaient pas sujets du royaume des Moins-que-rien.

J’eus envie de sortir, d’aller là où les rues se croisent, les gens se rencontrent. D’un geste brusque, j’ouvris la porte et, glissant ma main sur la rampe, descendis rapidement l’escalier étroit. Il faisait sombre : en écarquillant les yeux, je ne remarquai rien de nouveau. Soudain, sur l’un des paliers, un rai de lumière : la porte s’ouvrit. Plissant involontairement mes paupières, je vis une femme qui s’arrêta, indécise, sur le seuil. Je me rappelai que nous nous étions déjà croisés plus d’une fois devant l’immeuble, près du portail et ici même, dans l’escalier. C’était une jeune fille laide avec des taches de rousseur et des mèches blondasses tirées derrière les oreilles, sans doute petite main ou dactylo, que sais-je. En me croisant, elle s’écartait toujours, se blottissait contre la rampe : peut-être, avait-elle honte de sa robe élimée et de son visage insignifiant. D’habitude, je ne daignais même pas lui jeter un regard, mais à présent, oh, à présent les Moins-que-rien en faction autour de mes yeux accomplissaient honnêtement leur travail : un laideron, bien sûr, aujourd’hui comme hier, mais pourquoi mon cœur battait-il la chamade ? Un laideron, mais pourquoi cet afflux de sang vers le cerveau ?

Elle se tenait debout, appuyant son soulier râpé contre le seuil ; quelque chose d’infiniment charmant apparaissait pour aussitôt s’effacer sur son visage inondé de soleil projetant des reflets blancs et des ombres ajourées sur l’ovale de ses joues et la fossette fragile à la naissance de son cou fin, délicat, dressé comme la tige d’une fleur. Quelques secondes s’écoulèrent, puis la porte se referma sur la lumière : je descendis les marches à tâtons. Plus loin, toujours plus loin, sur les pavés usés, à la rencontre d’une vie naissante, nouvelle : ce qui, hier, n’était que de la « neige », était devenu une myriade de cristaux de glace, à peine visibles mais tellement extraordinaires. Les fenêtres, nettoyées d’un coup de torchon, avaient le regard sensé de quelqu’un de bien réveillé ; des essaims d’insignifiances toujours dissimulées, qui n’accédaient pas à la conscience, se montrèrent et émergèrent à la surface des choses, la verticalité des corps en marche, le tournoiement des rayons dans les roues, le glissement et le crissement des traîneaux, les bribes de mots portées par le vent, les pieds et les mains cachés dans les fourrures ou les doublures, les gestes, le jeu des rides et des reflets, soudain libérés, s’offrirent à l’œil et à l’entendement. En moi, tout avait changé : des myriades de pensées à peine perceptibles se frottaient à mon os frontal, des embryons de pressentiments et de projets bourgeonnaient dans mon cœur. Des milliers de Moins-que-rien que le froid avait sans doute obligés à se réfugier dans les pores de ma peau, tiraient sur les ligaments et les capillaires, se débattaient dans les enchevêtrements de filaments nerveux, faisant éclore dans mon corps un corps nouveau, inattendu. Mes jambes chancelaient d’émotion. M’adossant aux lettres d’un panneau d’affichage, d’une coudée chacune, je murmurai des paroles qui me parurent étranges à moi-même. Seuls les Moins-que-rien qui entouraient mes lèvres purent les entendre.

— Je jure, marmonnai-je, oh je jure de mettre ma vie et mes œuvres au service de mon souverain, le roi du pays des Moins-que-rien, et de tout son peuple glorieux. Et si volontairement ou involontairement je manque à ma parole, que… que je meure…

Un chuchotement résonna dans mes oreilles : Amen.

2

— Juste une petite minute…

Le soulier usé, tordu au bout, hésita au seuil de ma chambre.

— D’accord. Je sais m’y prendre avec les minutes aussi.

Elle s’appuya sur ma table de travail, plissant les yeux à la vue des piles de paperasses accumulées un peu partout. Son regard, ses sourcils quelle avait soudain relevés montraient qu’elle avait remarqué : nous n’étions pas seuls. Cela l’intimida. Nous nous taisions. Oh, j’appris alors l’extraordinaire technique des Moins-que-rien spécialisés dans la mutité : ils maîtrisaient à la perfection le clavier du silence ; ils avaient assimilé en profondeur toute la gamme chromatique depuis l’indicible jusqu’au non-dit. Travaillant la musique du silence, ils arrivaient à en moduler habilement les tonalités : du mutisme à la taciturnité, de la taciturnité à l’inverbalité.

Les doigts de mon invitée attendaient, serrés contre ma table : je touchai d’abord ses ongles coupés court, puis m’emparai de sa main, puis ses coudes maigres tremblèrent dans mon étreinte, les épaules touchèrent les épaules et les lèvres s’ouvrant aux lèvres cherchèrent à échanger souffles, âmes, esprits.

Nos cœurs battaient l’un contre l’autre. Nos cils s’étaient emmêlés, faisant tomber des larmes. Encore un instant, et… soudain, j’aperçus tout près de mon œil une petite tache gris-fauve, puis une autre : des éphélides. Une peau blafarde, parsemée de points noirs, comme couverte d’une couche de graisse ; un bouton blanchâtre sur la pommette saillante. Des bulles collées à la lèvre tremblante, comme de l’écume.

Je reculai étonné, presque effrayé. Je regardai : un laideron, tout ce qu’il y a de plus ordinaire, oui, cette fille que je croisais souvent devant le portail, dans la rue, dans la cage d’escalier. Des clavicules semblables à des arêtes de poisson sous une peau flasque, deux fentes étrécies – des yeux, larmoyants ; un corps chétif aux longs bras dans l’étui d’une robe usée par des repassages fréquents.

— Chéri…

Mais je reculai d’un pas :

— Pardonnez-moi, pour l’amour de Dieu. C’est un malentendu…

Elle chancela comme secouée par une rafale : ses arêtes de poisson bougèrent dans le décolleté étroit de sa robe voulant, semblait-il, percer sa peau. Elle s’en alla, trébuchant à chacun de ses petits pas : on eût dît que cent seuils lui barraient le chemin jusqu’à la sortie.

La porte se referma. Je regardai ma chambre : de nouveau, les papiers peints étaient couverts de taches bleuâtres cadavériques aux cernes marron. Sur les vitres, des plaques de glace s’étalaient dans tous les sens. Sur ma table de travail, le cartable rempli de fausses signatures. À quoi donc pensaient les Moins-que-rien ? S’étaient-ils laissés aller à une douce nonchalance, s’étaient-ils endormis à leur poste ? Pas possible. J’attrapai ma loupe et me mis à chercher sur les feuilles de papier et la table : partout où je dirigeais ma lentille, de minuscules bonshommes pas plus grands qu’un grain de poussière s’affairaient. Je me réjouis, mais aussitôt, je remarquai que le petit peuple était étrangement soucieux et inquiet. En y regardant de plus près, je vis que tous – une foule formée de petits points réunis en grappes – se dirigeaient vers le même endroit : le bout de la table. J’approchai ma loupe : dans une tache d’humidité de deux à trois millimètres de diamètre, de toute évidence le reste d’une goutte absorbée par la laine de la nappe, un Moins-que-rien gisait, immobile. Je le regardai encore plus attentivement et la lentille trembla dans mes doigts : le roi des Moins-que-rien était étendu mort sur le duvet noir de la nappe. Je compris tout : par bonté et amour pour moi, le souverain des Moins-que-rien avait sans doute voulu organiser personnellement mon bonheur ; s’étant installé sur l’un de mes cils au moment décisif, il avait été emporté par une larme et s’était noyé dans l’eau salée.