Elle a deux filles qui étudient à Paris, et c’est pourquoi elle est venue vivre ici, malgré le mauvais temps et la vie chère. Elle leur prépare des plats, de l’igname rôtie, des patates douces. Elle parle souvent de ses filles, mais je ne les ai encore jamais vues.
Ma jeune brune qui voulait mourir est là, aujourd’hui, et Aminata lui parle, avec son humour bien à elle, et ça lui fait le plus grand bien. Elle lui parle de son pays d’Afrique que les gens d’ici ne connaissent pas, pour eux c’est un pays de sauvages : « Pourtant, c’est ici que c’est sale ! Ici les gens font pipi par terre comme les chiens, ça sent très fort, et puis il y a des papiers partout, personne ne les ramasse. » La jeune fille se met à rire, et Aminata continue : « Et puis pourquoi les gens ne disent pas bonjour ? Pourquoi ils ont toujours l’air fâché ? On ne te demande jamais de nouvelles, personne ne te connaît. Les gens ne te regardent même pas. Ils sont tous pareils, ils ont tous des visages très blancs, ils s’habillent tous avec les mêmes habits tristes, tous pareils, ils ne mettent jamais de couleurs, ils sont tout bleus, tout gris. Pourquoi les femmes ne portent pas des robes avec des fleurs ? Pourquoi personne ne lave devant chez soi ? Vous, ici, vous donnez vos balais aux Africains, vous leur mettez un habit vert, et vous les poussez dans la rue, vas-y, balaie ! et personne ne leur parle jamais. Vous parlez mal de l’Afrique, mais c’est vous qui avez encore des esclaves ! Et franchement, je ne comprends pas pourquoi c’est si sale, parce que personne ne mange dans la rue, chez vous les gens s’enferment pour manger, ils font ça en cachette, ils mangent, ils payent et ils s’en vont. » Quand on ne s’occupe pas d’elle à l’épicerie, elle proteste à sa façon : « Mais enfin, Monsieur, grande et grosse comme je suis, vous ne me voyez même pas ! » L’épicier hausse les épaules, il grogne : « Ecoutez, on ne va pas en faire une histoire. » Aminata répond, et ses mots sont venus jusqu’à moi comme un souffle de vérité : « Est-ce que pour vous, nous les Africains, nous sommes invisibles ? » Et j’ai pensé que c’était vrai, pour les gens de cette ville les étrangers sont pareils à des taches de couleur qui glissent sur le paysage gris, des taches qui passent, qui vont et viennent, et un jour qui disparaissent.
Aminata habite très loin, au bout de l’avenue Daumesnil, passé la porte, dans une zone où il y a surtout des gens comme elle, des Africaines en robe longue, des Antillaises, des Mauriciennes. Elle prend le bus pour venir faire des ménages en ville, et pour faire ses courses, pendant que ses filles vont à leurs cours. Peut-être qu’elle espère qu’un jour elle va découvrir un marché, sur une place, au bout de la grande avenue, avec des gens qui se bousculent et s’interpellent, de la musique, des camions en train de décharger des légumes, un bruit de basse-cour et de moutons qui bêlent. Elle s’attend à retrouver les odeurs de sa ville, les fruits qui pourrissent tranquillement dans les caniveaux, l’étal du boucher et le sang fade, la rumeur des mouches qui vrombissent. Mais quand elle arrive sous les arcades, tout d’un coup elle est fatiguée, elle ne s’aventure pas plus loin. Elle ne trouve que la longue rue où les gens se bousculent sans se voir, comme des aveugles sans mains, les autos aux vitres fermées, les papiers morts qui courent dans le vent.
A la jeune fille, elle dit encore : « Tu sais de quoi j’ai envie ? J’ai envie de poussière, de nuages. Chez nous, quand le vent souffle, il y a beaucoup de poussière, comme du sable jaune, c’est beau, ça sent bon ! Et quand il pleut, les enfants courent partout dans les rues, ils se mettent sous les gouttières pour se laver. » Elle dit en riant : « Tu sais, quand je suis arrivée ici, je croyais que les gens avaient enfermé tous leurs enfants dans une grande maison quelque part dans la ville, parce que je ne les voyais jamais dans la rue. Et je demandais aux gens : “Mais où sont passés les enfants ?” Et je demandais aussi : “Où est la forêt, la rivière, où sont les oiseaux ?” Je ne comprenais rien, je croyais qu’en cherchant bien j’allais retrouver tout comme chez moi. » Elle regarde la jeune fille, elle pense qu’elle l’a gênée avec ses remarques. Elle ne veut pas la laisser sur une mauvaise impression : « Tout ça c’est mes idées à moi. Mes filles, ça leur plaît bien ici, elles font des études, elles vont avoir leurs diplômes. Et puis il y a beaucoup de choses à acheter ici, elles ont des copines, elles vont s’amuser le soir, elles vont danser, elles vont au cinéma. Elles ne veulent plus retourner chez nous au village. Même si les gens leur disent quelquefois des choses racistes, elles sont chez elles ici. » Elle a des yeux très doux, toujours brillants avec une perle de larme au bord de la paupière. Elle a des gestes très lents, très larges, et quand elle attend, elle se repose sur une seule jambe, le buste un peu en arrière, le menton appuyé sur sa main. Elle dit à la jeune fille : « Bon, il faut que je retourne à Daumesnil maintenant, mes petites filles ne vont pas tarder. »
Avant de partir, elle a mis la main sur le front de la jeune fille, un geste léger et tendre, et sa bienveillance a rayonné dans toute la rue, sous les arcades, jusqu’au jardin de Babylone. Mais je crois que personne ne l’a vu, seulement moi et cette jeune fille perdue. Elle est partie dans l’ombre des arcades, sans se retourner, avec un mouvement lent des hanches et sa longue robe jaune, verte et rouge brillait au milieu des pas sants, puis elle a disparu. Mais je savais que je la verrais encore, demain, demain, encore une fois, une autre fois. Grâce à elle je vis au jour le jour.
Connaissez- vous la fantôme du métro ? Elle n’est pas indifférente. Elle est peut-être la première personne humaine dans ce quartier, dans ces couloirs. La jeune fille aux cheveux noirs l’a repérée depuis quelque temps. Peut-être que dans la solitude on ne voit pas les mêmes choses que les autres. Elle en parle à tous les gens qu’elle rencontre, comme si c’était la personne la plus importante du quartier. Mais ceux qui l’ont vue ne savent rien d’elle, rien que ce qu’on peut imaginer. Ils disent que c’est une pauvre folle, dont la vie s’est arrêtée un jour de mai 1958, quand son fiancé Vincent a été tué pendant la guerre, en Algérie, dans un défilé des Aurès, d’une rafale de fusil-mitrailleur. Ils disent qu’elle s’appelle Gabrielle, ou Ophélie, qu’elle est russe ou polonaise, qu’elle est riche, qu’elle possède des banques, des comptoirs, des hôtels, et qu’elle vit quelque part dans un beau quartier, au dernier étage d’une tour, avec ses domestiques et ses chats. Ils disent que son fiancé était un élève des Beaux-Arts, et c’est pourquoi elle rôde toujours dans les mêmes couloirs de métro, entre le pont Saint-Michel et les jardins de Babylone.
Elle est là, chaque soir, un peu avant la fin du jour, au crépuscule. Elle marche dans les couloirs, elle monte et elle descend les escaliers, parfois elle prend une rame au hasard, voyage jusqu’à la station suivante, revient en arrière. Elle est grande et maigre, elle est sans doute vieille bien qu’il soit impossible de lui donner un âge. Elle est pâle, son visage est régulier, l’arcade des sourcils empêchant de distinguer avec netteté la couleur de ses yeux, mais certains disent qu’elle a les yeux verts, d’autres, gris acier. Elle cache ses cheveux sous un grand foulard. C’est sa robe surtout qui étonne : une robe assez longue, qui s’évase un peu au-dessous des genoux, faite dans une matière légère, irréelle, un voile de couleur claire, tantôt bleu pâle, tantôt gris, parfois beige ou jaune. Toujours dans des couleurs tendres. Sa robe semble fuyante comme elle, immatérielle comme elle, venue d’une autre époque, une robe pour aller danser le tango ou le be-bop, une robe pour une fête fleurie dans les jardins, au printemps, à la lumière des lucioles. D’ailleurs, elle porte en toute saison les mêmes chaussures, des espadrilles blanches à semelle de corde attachées par des lacets autour de ses chevilles.