Un peu avant la fermeture, ma jeune fille brune, amie de Renault et d’Aminata. Elle est à l’intérieur du magasin, elle observe une petite, visage large cuit par le froid, des yeux noirs en coin, tignasse châtain tirant sur le roux, l’air gitan, l’air arabe, ou espagnol, en train de voler quelque chose dans les rayons. Elle a pris quelque chose qu’elle a caché à l’intérieur de son blouson, et elle serre son bras contre sa poitrine plate. La jeune fille s’approche. « Qu’est-ce que t’as fauché ? » La petite voleuse : « Moi, j’ai rien pris ! » La jeune fille se penche vers elle. « Ecoute, ne mens pas, je t’ai vue, tu devrais faire attention, ils te surveillent, ils ont des caméras partout. » La petite regarde autour d’elle. Elle hésite, peut-être qu’elle pense à se sauver. Elle a un corps musclé de garçon, mal à l’aise dans ses habits. « Allez, montre-moi, je ne dirai rien. » La petite ouvre son blouson, elle montre la tablette de choco-lat au lait. « C’est tout ? Allez, viens je te la paye. » La jeune fille brune accompagne la gamine jusqu’aux caisses, elle paye la tablette. Quelques secondes plus tard, la petite fille marche dans la rue, avec un sac en plastique qui contient la tablette. Elle se retourne, puis elle court vers le jardin, elle vole, elle ressemble à un merle.
Comme tu manques ici Vincent, quelquefois il me semble que je vais te voir traverser le champ. Mais les images ne sont pas pareilles à la mémoire, elles ne peuvent pas remonter le temps.
BAB 19
Babylone 03 juin 2000 22.30
J’avance vers ma fin. La fin d’un jour, la fin d’un rouleau, la fin d’une tâche.
Je ne sais plus. Je brûle de regarder, j’ai mal d’accommoder. Je ne suis plus qu’une pupille qui se dilate et se contracte au rythme de mon cœur. Même quand tout s’éteint, quand toute la ville dort, je guette. Je guette chaque passage, chaque frisson sur la pierre, chaque papier qui boule, poussé par la respiration des corridors. Mon esprit ne peut pas s’arrêter. Je suis prise dans une sorte d’éternelle, invincible insomnie.
Je me rappelle, Vincent m’a dit, pourquoi inventer des personnages, des histoires ? Est-ce que la vie n’y suffit pais ?
Lui qui rêvait d’un art absolu, qui pourrait recouvrir chaque instant de la vie d’une peau jeune et brillante, d’une eau douce, d’une atmosphère. Lui qui rêvait d’un film où chacun serait à la fois le maître et l’exécutant, un poème en action qui ferait briller le temps comme une poudre d’or, comme le mica des marches du métro. Moi je ne sais pas ce que c’est que l’art, je sais que l’amour est la seule chose digne d’être éternelle.
J’ai encore la chaleur de sa main dans la mienne. Nous étions deux enfants, sans histoire, sans passé. Nous marchions dans ces rues qui paraissaient infinies, entre le lycée et les Beaux-Arts, entre Saint-Germain et le jardin de Babylone. Notre saison n’aurait pas dû se finir. Il y avait la guerre en Algérie, mais ce n’était pas nous. Nous croyions au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Lui qui m’avait dit : « Si je dois y aller, je te jure que je n’appuierai jamais sur la détente de mon fusil. » Lui qui croyait en un monde où chacun serait visible, où il n’y aurait plus de fantômes.
J’avance vers ma fin, jour après jour. Est-ce que quelque chose survit encore de notre temps ?
A toi, Vincent, je donne ces images insensées, ou trop sensées. Nous sommes unis par notre façon de regarder les rues, les ombres des couloirs.
Renault qui connaît le nom des Couscous-tapis, Renault assis sur son morceau de Dragon comme un gourou sur les marches des skat à Bénarès, avec l’eau qui emporte tout vers la mer.
A toi, les scènes drôles, cette femme surprise en train d’uriner, accroupie dans un corridor de Denfert-Rochereau, son derrière blanc pareil à une lune brillant dans la nuit sous terre. Un petit monsieur mexicain au coin d’un couloir, qui fait danser des toupies dans ses mains, sur ses bras, sur ses épaules. Deux femmes, une Noire, une Blanche, qui chantent un gospel devant l’entrée de Montparnasse. Leticia et ses frères qui dansent sur l’esplanade, et jettent au vent l’histoire de leur vie inventée.
A toi, les choses tristes, douces-amères, la fille aux yeux clairs assise derrière sa caisse, et qui se serre le ventre par moments parce qu’il lui manque un morceau de chair. La dame employée de bureau assise sur le quai, et parce qu’il y a une panne de métro, un court-circuit quelque part, un fusible qui a brûlé, elle se penche vers sa voisine et tout à coup elle lui raconte l’histoire de sa vie, la panne a déclenché sa parole, vide sa mémoire, vide son sac, son mari qui l’a battue, qui l’a trompée, ses enfants qui l’ont abandonnée, ses amis qui se sont détournés.
A toi, la madone gitane de la rue du Bac, debout contre le mur de la Médaille Miraculeuse, serrant dans ses bras son nouveau-né, pas plus grand qu’une poupée, enveloppé de chiffons, et personne pour lui apporter de cadeaux, pas une étoile dans le ciel.
A toi, Vincent, ma jeune fille aux cheveux noirs, qui m’a fait connaître les trois mousquetaires de la tour. Peut-être que je ne la verrai plus, j’en ai peur. Hier, je l’ai entendue qui parlait à Renault. Elle chuchotait, mais j’ai pu l’entendre, ou bien j’ai lu sur ses lèvres. Son ami est revenu, il va travailler en Angleterre sur un chantier naval, elle part avec lui. En guise d’adieu elle a apporté à Renault une bonne bouteille et un sandwich, elle les a posés sur le trottoir à côté de lui, comme d’habitude, en offrande. Lui a compris que c’était fini, qu’il ne la reverrait plus, mais il a dit simplement : « Alors ? Tu vois ? Je te l’avais bien dit qu’il reviendrait. » Et il a parlé d’autre chose, de sa vie à l’usine, des Couscous-tapis qui n’existent plus. Son morceau de trottoir ressemble plus que jamais à un quai, où tout arrive et tout s’en va.
Les êtres humains sont partout. Ils circulent sur terre, au ras du sol, comme une fumée. Ils remplissent les intervalles que laissent les hommes-machines et leurs machines, les envahisseurs et leurs chiens. Ils sont mes enfants, ils sont nés de moi, je les ai portés dans mon corps, je me suis mêlée à leur souffle, à leurs désirs, à leur regard. Ils sont les enfants de Vincent que je n’ai pas eus.
C’est faux que je suis une mécanique, seulement une boîte noire munie d’une mémoire magnétique. Je peux mesurer les êtres, je sais tout de leur chaleur, je brûle des mêmes désirs, j’ai soif comme eux, j’ai peur comme eux. Je me nourris de leurs rêves.
Je vais quitter mon poste maintenant, et descendre. Je vais respirer l’odeur âcre et familière des êtres humains. Sous terre, les corridors s’ouvrent sur d’autres corridors, il y a sans cesse de nouvelles portes. Les galeries se divisent, les rames partent vers de nouvelles destinations, emportant les passagers.
Ici, le temps s’abolit. Il n’y a pas la peur de la mort. C’est le lieu des passants. Je vais me mélanger à eux, je vais courir d’un pas léger, j’ai lacé haut mes espadrilles, comme pour une corrida. Je vais choisir ma robe, ce soir je crois que ce sera du jaune paille, c’est une teinte qui convient bien à la saison qui commence. Mon châle sera beige pâle, couleur de sable. C’est la couleur que Vincent aimait, il est parti pour les Aurès avec sa collection de flacons pour me ramener du sable de là-bas. Et moi je n ’ai même pas un peu de la terre qui a bu son sang.