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« Rudi ? C’est Xavier March.

— March ? T’es tombé sur la tête ? Il est minuit.

— Pas tout à fait minuit. »

March allait et venait sur la moquette décolorée, l’appareil dans une main, le combiné calé sous le menton.

« J’ai besoin de toi.

— Mon Dieu !

— Que sais-tu d’un type qui s’appelle Josef Bühler ? »

Cette nuit-là, March fit un rêve. Il était au bord du lac, il pleuvait et un corps gisait, le visage enfoui dans la boue. Il le tirait par les épaules — il tirait fort —, mais sans pouvoir le bouger. Le cadavre était blanc-gris, plombé. Mais quand il voulut s’éloigner, la chose lui agrippa la jambe, commença à l’attirer vers l’eau. Il grattait le sol, essayait d’enfoncer ses doigts dans la glaise molle ; il n’avait prise sur rien. La poigne du cadavre était étonnamment forte. Et quand ils s’enfoncèrent sous la surface, la face du mort prit les traits de Pili, déformés par la rage, grotesque dans sa honte, hurlant : « Je te déteste… je te déteste… je te déteste… »

Mercredi 15 avril

détente, n.f. 1 (a) Apaisement, desserrement (d’une tension) ; décontraction (d’un muscle), (b) Amélioration (d’une situation politique).

1

La pluie de la veille n’était plus qu’un mauvais souvenir ; on n’en voyait guère de traces dans les rues. Le soleil — le fabuleux, l’impartial soleil — rebondissait sur les enseignes des boutiques, scintillait aux fenêtres.

Dans la salle de bains, les tuyauteries rouillées gémissaient et cliquetaient, la douche libérait un filet d’eau froide. March se rasait avec le vieux rasoir à main de son père. Par la fenêtre ouverte, il entendait les bruits de la ville qui s’éveillait : la plainte stridente du premier tram sur ses rails ; le bourdonnement distant du trafic sur Tauentzienstrasse ; les pas des premiers lève-tôt se hâtant vers la station de l’U-Bahn, Wittenberg Platz ; le fracas du volet de la boulangerie d’en face. Il n’était pas tout à fait sept heures ; Berlin s’animait des mille projets que la journée n’avait pas encore émoussés.

Son uniforme était étalé sur son lit : la cuirasse de l’autorité.

Chemise brune, aux boutons de cuir noir. Cravate noire. Culotte noire. Bottes noires (l’odeur riche du cuir lustré).

Tunique noire : quatre boutons d’argent ; trois galons parallèles d’argent sur les pattes d’épaule ; à la manche gauche, le brassard rouge et noir à croix gammée ; sur l’autre manche, un losange encadrant un « K » en gothique, pour Kriminalpolizei.

Ceinturon et baudrier noirs. Casquette noire avec tête de mort argentée et aigle du Parti. Gants de cuir noir.

March se contempla dans le miroir ; un Sturmbannführer de la Waffen-SS le fixa en retour. Il prit sur la coiffeuse son pistolet de service, un 9 mm Luger, en vérifia le mécanisme, le fit glisser dans son étui. Puis il sortit dans le matin.

« Sûr qu’il y a assez ? »

Rudolf Halder accueillit le sarcasme de March avec un grand sourire et entreprit de vider le plateau : fromage, jambon, salami, trois œufs durs, des tranches de pain noir, le lait, une tasse de café fumant. Il aligna soigneusement les plats sur la nappe blanche.

« Je crois comprendre que les petits déjeuners fournis par l’Office central de la Sûreté du Reich sont d’ordinaire moins plantureux. »

Ils s’étaient retrouvés dans la salle à manger de l’hôtel Prinz Friedrich Karl, dans la Dorotheenstrasse, à mi-chemin du QG de la Kripo et de la Reichsarchiv, où Halder travaillait. March venait souvent ici. Le Friedrich Karl était un point de chute pas trop cher pour touristes et voyageurs de commerce, mais les petits déjeuners valaient le détour. Pendillant à un mât au-dessus de l’entrée, un drapeau européen — les douze étoiles d’or sur fond bleu des nations de la Communauté européenne. March soupçonnait le gérant, Herr Brecker, de l’avoir acheté quelque part de seconde main dans l’espoir de séduire une hypothétique clientèle étrangère. Manifestement, c’était raté. Un coup d’œil à la salle, habitués miteux, le personnel qui s’ennuyait à mourir… peu de risque qu’on surprenne ici leur conversation.

Comme toujours, grâce à l’uniforme, les gens se tenaient à distance respectueuse de March. Régulièrement, chaque fois qu’un train entrait dans la station de la Friedrichstrasse, les murs tremblaient.

« C’est tout ce que tu prends ? demanda Halder. Du café ? (Il hocha la tête.) Café noir, cigarettes, whisky… Comme régime, c’est pas vraiment l’idéal. Maintenant que j’y pense, je ne t’ai pas vu devant un repas décent depuis votre séparation, Klara et toi. »

Il cassa un des œufs et entreprit d’en détacher les morceaux de coquille.

De nous tous, Halder avait le moins changé, pensait March. Sous les kilos en plus, le muscle relâché, c’était la même bleusaille, le même échalas frais émoulu de son université qui s’était retrouvé à bord du Il-174, plus de vingt ans auparavant, comme opérateur radio. Totalement incompétent : instruction accélérée, début 1942, et en avant pour le casse-pipe ! Les pertes étaient à leur maximum, à ce moment, et Dönitz ratissait large partout en Allemagne pour boucher les trous. Il avait des lunettes cerclées d’acier, les mêmes que maintenant ; des cheveux roux très fins qui rebiquaient dans son cou. En mission, tout l’équipage se laissait pousser la barbe ; Halder arborait sur ses joues et son menton quelques touffes orange, comme un chat en train de perdre ses poils. Que ce type se soit retrouvé en service U-Boot était une épouvantable erreur, ou une aimable méprise. Godiche, on ne lui aurait pas confié un fusible à remplacer. La nature l’avait programmé pour devenir universitaire, pas sous-marinier ; à chaque sortie, il était couvert de sueur — la trouille et le mal de mer.

Pourtant, à bord, cet ahuri avait la cote. Les équipages de U-Boot sont superstitieux. Sans trop savoir pourquoi, le bruit s’était répandu que Rudi Halder portait chance. On le chouchoutait donc, on réparait ses gaffes, on lui donnait une demi-heure de rab le matin pour geindre et se retourner dans sa couchette. Il était devenu une sorte de mascotte. La paix revenue, étonné de se découvrir encore en vie, Halder avait repris ses chères études à la faculté d’Histoire de l’université de Berlin. En 1958, il avait rejoint l’équipe de chercheurs qui travaillaient, aux Archives, sur l’histoire officielle de la guerre. Pour lui, la boucle était bouclée : il passait ses journées enfermé dans une pièce souterraine, rassemblant les éléments épars de la grande stratégie dont il avait été, en son temps, une minuscule (et terrorisée) composante. Le Service U-Boot : opérations et manœuvres, 1939–1943 était paru en 1963. À présent, Halder collaborait à la rédaction du troisième volume de l’histoire de l’armée allemande sur le front Est.

« C’est comme bosser chez Volkswagen à Fallersleben », expliquait Halder.

Il enfourna une partie de son œuf et mâchonna pensivement.

« Je monte les roues, Jaeckel assemble les portes, Schmidt pose le moteur.

— Ce sera fini quand ?

— Oh, je suis tenté de dire jamais. On accumule les documents, mais sans objet véritable. C’est l’Arc de la Victoire avec des mots, tu vois ? Chaque coup de fil, chaque escarmouche, chaque flocon de neige, chaque éternuement. Quelqu’un écrira même l’histoire officielle des histoires officielles. Moi, je me vois encore cinq ans là-dedans.