— Et après ? »
Halder chassa les fragments d’œuf sur sa cravate.
« Une chaire dans une petite université, quelque part dans le Sud. Une maison à la campagne avec Ilse et les gosses. Quelques bouquins, respectueusement traités dans les comptes rendus. Mes ambitions s’arrêtent là. Au moins ce boulot a l’avantage de me rappeler que nous sommes mortels. À ce propos… (De sa poche intérieure il tira une feuille de papier.) Avec les compliments de la Reichsarchiv. »
C’était une photocopie — une page d’un ancien répertoire du Parti. Quatre portraits format passeport, quatre officiels en uniforme, avec pour chacun une brève notice biographique. Brün. Brunner. Buch. Bühler…
Halder précisa :
« Guide des Personnalités du NSDAP. Édition 1951.
— Je connais.
— Jolie brochette, il faut le dire. »
Le corps dans la Havel était celui de Bühler, pas de doute. Ici, il fixait March à travers ses lunettes à verres non cerclés, guindé, compassé, les lèvres pincées. Le visage d’un bureaucrate. Un visage de juriste. Un visage mille fois vu et sitôt oublié ; présent en chair et en os, absent dans la mémoire. Le visage d’un homme-machine.
« Comme tu peux lire, résuma Halder, un parangon de la respectabilité national-socialiste. Inscrit au Parti en 1922 — difficile de trouver plus respectable. Juriste chez Hans Frank, le conseiller juridique personnel du führer. Vice-président de l’Académie de Droit allemand.
— “Secrétaire d’État, Gouvernement général, 1939, lut March. SS-Brigadeführer.” Brigadeführer, bon Dieu. »
Il prit un calepin et commença à écrire.
« Rang honoraire, précisa Halder, la bouche pleine. Je doute qu’il ait jamais tiré un coup de feu de sa vie, même sous l’effet de la colère. C’est un gratte-papier pur et dur. Quand Frank a décroché le gouvernorat en 1939, pour gérer ce qui restait de la Pologne, il a dû prendre dans ses bagages son vieil associé du cabinet d’avocat, Bühler, bombardé rond-de-cuir en chef. Tu devrais goûter de ce jambon. Excellent. »
March prenait rapidement note.
« Combien de temps Bühler est-il resté à l’Est ?
— Douze ans, j’imagine. J’ai vérifié dans le Guide de 1952. Il n’y figure plus. Donc 1951 a été sa dernière année. »
March cessa d’écrire et tapota ses dents avec le bout de son crayon.
« Tu m’excuses quelques minutes ? »
Il y avait une cabine téléphonique dans le vestibule. Il appela le standard de la Kripo et demanda son propre poste. Une voix grogna :
« Jaeger.
— Max, écoute. »
March répéta ce que Halder lui avait appris. « Le Guide mentionne une épouse. (Il approcha le feuillet de la faible ampoule de la cabine, s’efforçant de déchiffrer.) Edith Tulard. Tu peux la dénicher ? Pour identifier formellement le corps.
— Elle est morte.
— Quoi ?
— Morte il y a plus de dix ans. J’ai vérifié au fichier SS — même les rangs honoraires doivent donner les coordonnées d’un parent proche. Bühler n’avait pas d’enfants, mais j’ai trouvé une sœur. Veuve, soixante-douze ans, Elizabeth Trinkl. Elle habite Fürstenwald. »
March connaissait : un patelin à trois quarts d’heure de route, au sud-est de Berlin.
« Les flics locaux l’amènent directement à la morgue.
— Je te retrouve là-bas.
— Autre chose. Bühler avait une baraque sur Schwanenwerder. »
Voilà pour la situation du corps.
« Bon boulot, Max. »
Il raccrocha et regagna le restaurant.
Halder avait terminé son repas. Il posa sa serviette, au moment où March revenait, et se laissa aller en arrière sur sa chaise.
« Superbe. Je suis presque en état de pouvoir supporter la perspective du tri des quinze cents messages de la 1re Panzer de Kleist. (Il commença à se curer les dents.) On devrait se voir plus souvent. Ilse n’arrête pas de me tanner : “Quand vas-tu te décider à amener Zavi ?” (Il se pencha en avant.) Écoute : il y a une fille aux Archives, elle bosse sur l’histoire du Bund deutscher Mädel en Bavière, de 1935 à 1950. Sensationnelle. Mari disparu sur le front Est l’an dernier, pauvre diable ! Bref : toi et elle. Qu’en dis-tu ? On pourrait vous avoir tous les deux, disons, la semaine prochaine ? »
March sourit.
« C’est très gentil.
— C’est pas une réponse.
— Exact. (Il tapota la photocopie.) Je peux garder ceci ? »
Halder haussa les épaules.
« Bien sûr.
— Une dernière chose.
— Vas-y.
— Secrétaire d’État au Gouvernement général. Qu’est-ce qu’il a pu faire exactement ? »
Halder écarta ses mains — couvertes de taches de rousseur ; de fins poils roux pointaient sous ses manchettes.
« Frank et lui disposaient d’une autorité absolue. Ils agissaient comme bon leur semblait. À l’époque, la grande priorité devait être le repeuplement. »
March écrivit « repeuplement » sur son calepin et entoura le mot.
« Ça se passait comment ?
— On joue à quoi ? Séminaire ? »
Halder disposa trois assiettes en triangle devant lui — deux petites à gauche, une grande à droite, en veillant à ce que les bord se touchent.
« L’ensemble, c’est la Pologne avant la guerre. Après 1939, les provinces occidentales — il tapota les deux petites — sont rattachées à l’Allemagne. Reichsgau Danzig-Prusse occidentale et Reichsgau Wartheland. (Il isola la grande assiette.) Et ceci devient le Gouvernement général. L’État croupion. Les deux provinces occidentales sont germanisées. Ce n’est pas vraiment mon domaine, mais j’ai vu quelques chiffres. En 1940, la densité a été fixée à cent Allemands par kilomètre carré. Trois ans plus tard, l’objectif est atteint. Incroyable, en considérant que la guerre n’était pas finie.
— Ce qui veut dire combien de monde ?
— Un million. Le bureau d’eugénisme SS a déniché des Allemands dans des endroits pas possibles — Roumanie, Bulgarie, Serbie, Croatie. Votre crâne a les bonnes mesures et vous sortez du bon village… on vous filait un ticket.
— Et Bühler ?
— Ah ! Bien. Pour caser un million d’Allemands dans les nouveaux Reichsgaue, fallait expulser un million de Polonais.
— Refoulés vers le Gouvernement général ? »
Halder regarda furtivement autour de lui pour s’assurer qu’on ne pouvait l’entendre — ce qu’on appelait le « coup d’œil allemand ».
« Il fallait aussi compter avec les Juifs expulsés d’Allemagne et de l’Ouest européen — France, Hollande, Belgique…
— Les Juifs ?
— Oui, oui. Ne crie pas. »
Halder parlait si bas que March devait presque se coucher sur la table pour l’entendre.
« Tu vois d’ici : le chaos. L’entassement. La famine. La maladie. Pour ce qu’on en sait, c’est toujours le merdier total là-bas, quoi qu’on dise. »
À longueur de semaine, les journaux et la télé reprenaient les appels du ministère de l’Est aux colons désireux de s’établir dans le Gouvernement général. « Allemands ! Réclamez ce qui est votre dû par naissance. Une ferme. Gratuite ! Revenu garanti pendant cinq ans. » La propagande montrait des colons heureux, vivant dans l’opulence. Mais d’autres informations filtraient, sur la situation réelle : une existence conditionnée par un sol pauvre, un travail harassant, les mornes cités-dortoirs où les Allemands devaient se réfugier la nuit tombée, par crainte des attaques des partisans locaux. Le Gouvernement général était pire que l’Ukraine, pire que l’Ostland, pire même que la Moscovie.