Un serveur vint leur proposer du café. March le renvoya. Quand il fut hors de portée de voix, Halder reprit, sur le même ton :
« Frank dirigeait tout depuis le château Wawel à Cracovie. Bühler y officiait plus que probablement. J’ai un copain nommé aux archives officielles là-bas. Mon Dieu ! ce qu’il raconte… Apparemment, le luxe dépassait l’imagination. Un peu comme sous l’Empire romain. Tableaux, tapisseries, trésors pillés dans les églises, bijoux… Pots-de-vin en espèces et en nature, si tu vois ce que je veux dire. »
Les yeux bleus de Halder s’arrondirent ; il agitait comiquement ses sourcils.
« Et Bühler était mêlé à tout cela ?
— Qui le dira ? S’il est l’exception, c’est vraiment la seule.
— Ce qui expliquerait la propriété sur Schwanenwerder. »
Halder sifflota doucement.
« Nous y voilà. On n’a pas tiré la bonne guerre, mon vieux. Claquemurés dans un cercueil de métal puant, à deux cents mètres sous l’Atlantique, au lieu de se la couler douce dans un château de Silésie ; draps de soie et gentilles petites Polonaises… »
March aurait voulu lui poser mille autres questions, mais il n’avait pas le temps. Quand ils se quittèrent, Halder revint à la charge :
« Donc, on t’a un soir à dîner avec ma spécialiste BdM ?
— J’y penserai.
— On peut essayer de la convaincre de venir en uniforme. »
Sur le trottoir, devant l’hôtel, avec ses mains enfouies au fond de ses poches et sa longue écharpe deux fois tournée autour du cou, Halder avait plus que jamais l’allure d’un étudiant. Soudain il se frappa le front.
« J’avais complètement oublié ! Je voulais te dire. Ma tête… Deux mecs de la Sipo traînaient aux Archives la semaine dernière ; ils avaient l’air de s’intéresser à toi. »
March sentit son sourire se contracter.
« La Gestapo ? Qu’est-ce qu’ils voulaient ? »
Il était parvenu à parler d’une voix claire, détachée.
« Oh, le topo habituel — “Comment était-il pendant la guerre ? A-t-il des opinions politiques tranchées ? Qui fréquente-t-il ?” — Qu’est-ce qui se passe, Zavi ? T’as une promotion en vue ?
— Possible. »
D’abord, rester calme. Sûrement un contrôle de routine. Il devait penser à interroger Max : avait-il eu vent d’une sélection quelconque ?
« Eh bien, quand tu seras à la tête de la Kripo, n’oublie pas les vieux copains ! »
March rit.
« C’est promis. »
Ils se serrèrent la main.
« Je me demande… Bühler ? Il avait des ennemis ?
— Tu parles !
— Qui ? »
Halder haussa les épaules.
« Pour commencer, trente millions de Polonais. »
Le seul être vivant, au deuxième étage du Werderscher Markt, était la femme de ménage polonaise. Elle tournait le dos à March quand il sortit de l’ascenseur. Il ne découvrit d’elle qu’une croupe imposante, sur les semelles d’une paire de bottes de caoutchouc noir, et un foulard rouge noué autour de ses cheveux, qui tanguait en même temps qu’elle frottait le sol. Elle chantonnait doucement dans sa langue. Elle se tut en l’entendant venir et tourna son visage vers le mur. Il se faufila pour la dépasser et entra dans son bureau. Quand la porte se referma, il l’entendit chanter à nouveau.
Il n’était pas neuf heures. March accrocha sa casquette derrière la porte et déboutonna sa tunique. Une grande enveloppe brune l’attendait sur son bureau. Il l’ouvrit et fit glisser le contenu, les photos du lieu du crime. Tirage couleur, papier brillant. Le corps de Bühler au bord du lac, allongé comme pour un bain de soleil.
Il prit la vénérable machine à écrire, au-dessus d’un des fichiers, pour la poser sur son bureau. Dans un casier métallique, il récupéra deux carbones presque transparents, deux feuilles de papier pelure et une formule de rapport standard, qu’il disposa dans le bon ordre avant de les glisser sous le cylindre de la machine. Puis il alluma une cigarette et considéra pendant plusieurs minutes la plante morte.
Il commença à dactylographier.
À : Directeur, VB3 (a)
SUJET : corps non identifié (masc.)
DE : X. March, SS-Sturmbannführer 15.4.64
J’ai l’honneur de porter à votre connaissance les faits suivants.
1. À 06 28 h, hier, j’ai reçu l’ordre d’assister au repêchage d’un corps dans la Havel. Le corps avait été découvert à 06 02 h par le SS-Schütze Hermann Jost et signalé à la Ordnungspolizei (déclaration jointe).
2. Aucun disparu de sexe masculin correspondant à la description n’ayant été signalé, j’ai fait comparer les empreintes digitales du sujet avec les données du fichier.
3. Cela a permis d’identifier le corps comme celui du Dr Josef Bühler, membre du Parti avec rang honoraire de SS-Brigadeführer. Le sujet a servi comme secrétaire d’État au Gouvernement général, 1939–1951.
4. Un examen préliminaire sur les lieux par le SS-Sturmbannführer Doctor Kurt Eisler conclut à une mort probable par noyade, vraisemblablement dans la nuit du 13 avril.
5. Le sujet habitait Schwanenwerder, à proximité du lieu de la découverte du corps.
6. Aucune circonstance suspecte évidente.
7. Une autopsie complète sera pratiquée après identification formelle du sujet par un proche.
March sortit le rapport de la machine à écrire, signa, et le confia à un coursier dans le grand hall en quittant le bâtiment.
La vieille dame, se tenait droite sur la banquette en bois de la morgue, Seydelstrasse. Elle portait un tailleur de tweed brun, un chapeau assorti avec une plume qui retombait, de solides chaussures brunes et des chaussettes de laine grises. Elle regardait fixement devant elle, son sac à main serré sur ses genoux, indifférente au va-et-vient dans le couloir. Max Jaeger était assis à côté d’elle, bras croisés, jambes étendues, l’air de s’ennuyer ferme. March, en arrivant, le prit à l’écart.
« Dix minutes qu’elle est là. À peine dit un mot.
— Le choc ?
— Je suppose.
— Allons-y, que ce soit fait. »
La femme ne leva pas les yeux quand March s’approcha pour s’asseoir à côté d’elle. Il parla d’une voix douce.
« Frau Trinkl, mon nom est March. Je suis inspecteur à la Kriminalpolizei de Berlin. Nous devons compléter notre rapport sur la mort de votre frère et vous demander d’identifier le corps. Ensuite nous vous ramènerons chez vous. Vous me comprenez ? »
Frau Trinkl tourna la tête. Son visage était fin, un nez mince (le nez de son frère), des lèvres pincées. Un camée monté en broche fermait sur sa gorge décharnée une blouse à franfreluches mauves.
« Vous m’entendez ? » répéta March.
Elle le considéra de ses yeux gris clair, ni rougis ni humides d’avoir pleuré. Sa voix était sèche et coupante.
« Parfaitement. »
Ils longèrent le corridor jusqu’à un minuscule parloir sans fenêtres. Au sol, des billes de bois. Les murs étaient vert-jaune. Dans l’espoir de rendre le lieu moins lugubre, quelqu’un avait agrafé des affiches touristiques de la Deutsche Reichsbahn Gesellschaft : une vue nocturne du Grand Dôme, le Führersmuseum à Linz, le Starnberger See en Bavière. L’affiche sur le quatrième mur avait été arrachée, laissant des trous dans le plâtre, comme des impacts de balles.