Un cliquetis à l’extérieur signala l’arrivée du corps. On l’amenait couvert d’un drap, sur un chariot métallique. Deux garçons de salle en tunique blanche l’installèrent au milieu de la pièce, comme un buffet devant des invités. Jaeger referma la porte.
« Prête ? » demanda March.
Elle fit signe de la tête. Il tira sur le drap et Frau Trinkl vint se poster à côté de lui. Quand elle se pencha, une odeur forte, un mélange de parfum et de camphre, frappa ses narines. Elle fixa longuement le visage mort, ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, mais ne produisit qu’un soupir. Ses yeux se fermèrent. March la rattrapa avant qu’elle ne touche le sol.
« C’est lui, dit-elle. Je ne l’ai pas vu depuis dix ans, il a grossi, et il est sans lunettes… pour moi, c’est la première fois depuis qu’il était petit. Mais c’est lui. »
Assise sur une chaise sous l’affiche de Linz, elle se tenait penchée en avant, la tête au-dessus des genoux. Son chapeau était tombé. De fines mèches de cheveux blancs pendaient sur son visage. Le corps avait été emmené.
La porte s’ouvrit. Jaeger revenait avec un verre d’eau qu’il serra entre ses doigts maigres.
« Buvez. »
Elle le tint un moment sans bouger, puis le porta à ses lèvres et avala une petite gorgée.
« Je ne m’évanouis jamais », dit-elle.
Dans son dos, Jaeger fit la moue.
« J’en suis sûr, dit March. J’ai encore quelques questions à vous poser. Êtes-vous en état ? Arrêtez-moi si je vous fatigue. (Il sortit son calepin.) Pourquoi n’avez-vous pas vu votre frère depuis dix ans ?
— Après la mort d’Édith — sa femme —, nous n’avions plus grand-chose en commun. Nous n’étions pas très proches. Même enfants. J’étais son aînée de huit ans.
— Sa femme est décédée il y a longtemps ? »
Elle réfléchit un moment.
« En 1953, je pense. En hiver. Elle avait un cancer.
— Et durant tout ce temps, vous êtes restée sans nouvelles de lui ? D’autres frères et sœurs ?
— Non. Nous deux, c’est tout. À l’occasion il écrivait. J’ai reçu une lettre de lui il y a quinze jours, pour mon anniversaire. »
Elle chercha dans son sac et tendit une simple feuille de papier à lettres — bonne qualité, épais et moelleux, avec comme en-tête une gravure de la maison de Schwanenwerder. L’écriture était ronde, le contenu aussi guindé qu’un faire-part officiel.
« Ma chère sœur ! Heil Hitler ! Je t’envoie mes vœux à l’occasion de ton anniversaire. J’espère sincèrement que tu es en bonne santé, comme moi-même. Josef. » March replia le feuillet pour le lui rendre. Pas étonnant que personne n’ait signalé sa disparition.
« Dans d’autres lettres, a-t-il jamais mentionné quelque chose qui le préoccupait ?
— Qu’est-ce qui aurait pu le préoccuper ? (Elle avait craché chaque mot.) Édith a hérité d’une jolie fortune pendant la guerre. Ils avaient les moyens. Il vivait sur un grand pied, croyez-moi.
— Pas d’enfants ?
— Il était stérile. »
Elle avait dit cela sans emphase, comme elle aurait décrit la couleur de ses cheveux.
« Édith était si malheureuse. D’après moi, c’est ce qui l’a tuée. Elle se retrouvait seule dans cette maison immense — un cancer de l’âme. Elle adorait la musique. Elle jouait merveilleusement du piano. Un Bechstein, je me souviens. Et lui… c’était un homme si froid. »
Jaeger grommela, à l’autre bout de la pièce :
« Bref, vous ne le portiez pas vraiment dans votre cœur.
— En effet. Comme beaucoup de monde. (Elle se tourna vers March.) Je suis veuve depuis vingt-quatre ans. Mon mari était navigateur dans la Luftwaffe, tué au-dessus de la France. Je ne me suis pas retrouvée dans le dénuement, rien de semblable, mais la pension… très modique pour quelqu’un qui était habitué à mieux. Pas une fois, durant toutes ces années, Josef n’a proposé de m’aider.
— Et cette jambe ? »
C’était Jaeger à nouveau, la voix hostile. Il avait pris le parti de Bühler dans ce règlement de compte familial.
« Que s’est-il passé ? »
Son attitude suggérait qu’elle n’aurait pu la dérober.
La vieille dame l’ignora et répondit à March.
« Lui-même n’en a jamais parlé, mais Édith m’a raconté l’affaire. C’était en 1951, il était encore au Gouvernement général. Il circulait avec son escorte sur la route de Cracovie à Katowice quand sa voiture est tombée dans une embuscade de partisans polonais. Une mine, paraît-t-il. Son chauffeur a été tué. Josef a eu la chance de ne perdre qu’un pied. Après, il a quitté le service public.
— Mais il nageait toujours ? »
March leva les yeux de son calepin.
« Vous savez que nous l’avons découvert en tenue de bain ? »
Elle eut un sourire pincé.
« Mon frère était excessif en tout, Herr March, qu’il s’agisse de politique ou de santé. Il ne fumait pas, ne touchait jamais à l’alcool, prenait de l’exercice chaque jour, en dépit de sa… de son infirmité. Par conséquent, non, je ne suis absolument pas surprise qu’il ait pu nager. (Elle déposa son verre et récupéra son chapeau.) J’aimerais rentrer à présent, si c’est possible. »
March se leva et tendit la main pour l’aider à se redresser.
« Qu’est-ce que le Dr Bühler a fait après 1951 ? Il avait à peine — quoi ? — un peu plus de cinquante ans ?
— C’est le plus curieux. »
Elle ouvrit son sac, prit un petit miroir et vérifia l’aplomb de son chapeau, redressant les mèches de cheveux éparses avec des mouvements de doigts nerveux, saccadés.
« Avant la guerre, il avait tellement d’ambition. Il aurait travaillé dix-huit heures par jour, sept jours par semaine. Mais après Cracovie, il a comme démissionné de tout. Il ne s’est même pas remis au droit. Pendant plus de dix ans, après la mort de cette pauvre Édith, il s’est contenté de rester dans cette grande maison, à longueur de journée, sans rien faire. »
Deux niveaux plus bas, dans le sous-sol de la morgue, le chirurgien SS August Eisler, du département VD2 (pathologie) de la Kriminalpolizei, s’était mis au travail avec son manque de conviction habituel. La cage thoracique de Bühler avait été ouverte selon les règles : une incision en Y, de chaque épaule au creux de l’estomac et de là, verticalement, à l’os pubien. Eisler explorait à présent l’estomac, les mains profondément enfoncées, le vert des gants luisant de rouge, il palpait, coupait, tirait. March et Jaeger attendaient, adossés à la paroi près de la porte ouverte, fumant l’un et l’autre les cigares de Max.
« Vous avez vu le déjeuner de votre bonhomme ? demanda Eisler. Montre-leur, Eck. »
L’assistant d’Eisler essuya ses mains sur son tablier et exhiba un sac de plastique transparent. Quelque chose de petit et de vert ballottait au fond.
« Laitue. Lent à digérer. Des heures dans l’appareil digestif. »
March avait déjà travaillé avec Eisler. Deux hivers plus tôt — la neige bloquait l’Unter den Linden et des compétitions de patinage se déroulaient sur le Tegeler See —, on avait sorti de la Sprée un patron marinier, un certain Kempf, à peu près mort de froid. Il avait passé l’arme à gauche dans l’ambulance, sur le chemin de l’hôpital. Accident ou meurtre ? L’heure où l’homme était tombé à l’eau était déterminante. Considérant la glace, à deux mètres du bord, March avait estimé à quinze minutes le temps maximum de survie possible dans l’eau. Eisler penchait pour quarante-cinq minutes — opinion suivie par le ministère public. C’était assez pour anéantir l’alibi du second d’équipage, et pour l’envoyer à la potence.