Выбрать главу

Par la suite, le procureur — un homme correct, la vieille école — avait reçu March dans son bureau et avait verrouillé la porte. Puis il avait produit les « preuves » de Eisler, des copies de documents marqués Geheime Reichssache — ultra-secret, document d’État — et datés Dachau, 1942. Il s’agissait d’un rapport d’expériences de résistance au froid menées sur des détenus — rapport confidentiel réservé au service du SS-chirurgien général. Les cobayes humains, menottes aux poings, avaient été plongés dans des cuves d’eau glaciale et repêchés à intervalles réguliers pour prendre leur température, jusqu’au moment où ils mouraient. Il vit les photos, les têtes penchées entre des blocs de glace ; des graphiques représentaient les pertes de chaleur, projetées ou réelles. Les expériences avaient duré deux ans, sous la responsabilité, entre autres, d’un jeune Untersturmführer, August Eisler. Ce soir-là, March et le procureur étaient allés dans un bar à Kreuzberg, où ils s’étaient soûlés à mort. Le lendemain, ni l’un ni l’autre ne firent allusion à ce qui s’était passé. Et plus jamais ils ne se parlèrent.

« Si vous attendez que je vous serve une théorie bien chimérique, March, c’est mal parti.

— Je n’ai jamais attendu rien de tel. »

Jaeger rit.

« Moi non plus. »

Eisler ignora leur hilarité.

« Mort par noyade, pas à tergiverser. Poumons gorgés d’eau, donc il respirait quand il est entré dans l’eau.

— Pas de coups ? Des contusions ?

— Vous voulez venir ici et vous taper le boulot ? Non ? Alors faites-moi confiance : il s’est noyé. Rien à la tête n’indiquant qu’il aurait pu être frappé ou maintenu sous l’eau.

— Une crise cardiaque ? Une attaque ?

— Possible », admit Eisler.

Eck lui tendit un scalpel.

« Je ne le saurai qu’après examen complet des organes internes.

— Dans combien de temps ?

— Le temps qu’il faudra. »

Eisler se plaça derrière la tête de Bühler. D’un geste tendre, il ramena les cheveux vers lui, dégageant le front, comme pour apaiser une fièvre. Puis il se pencha et enfonça la lame dans la tempe gauche. Il décrivit un arc en remontant au sommet du visage, juste sous la naissance des cheveux. On entendit le crissement du métal sur l’os. Eck grimaça. March s’emplit les poumons en tirant profondément sur son cigare.

Eisler déposa le scalpel dans une cuvette en métal. Il se pencha à nouveau et glissa le bout de ses doigts dans l’incision. Graduellement, il ramena vers lui le cuir chevelu. March détourna la tête en fermant les yeux. Il pria pour que personne, parmi ceux qu’il aimait, ou appréciait, ou simplement connaissait, n’eût à subir la souillure d’une telle boucherie.

« Alors ? demanda Jaeger. Qu’est-ce que tu en penses ? »

Eisler avait pris une petite scie circulaire. Il actionna l’interrupteur. La plainte rappelait celle d’une fraise de dentiste.

March tira une dernière bouffée de son cigare.

« Je pense qu’on peut lever le camp. »

Ils enfilèrent le couloir en sens inverse. Derrière eux, de la salle d’autopsie, montait le gémissement soudain plus grave du trépan qui mordait l’os.

2

Une demi-heure plus tard, Xavier March était au volant d’une Volkswagen de la Kripo, sur la partie en corniche de la Havelchaussee, en surplomb du lac. La vue disparaissait parfois derrière les arbres. Puis, après un tournant, ou parce que la forêt s’éclaircissait, on découvrait à nouveau l’eau étincelante sous le soleil d’avril — un plateau de diamants. Deux yachts sillonnaient la surface, comme des découpages d’enfant, triangles blancs sur fond bleu.

Il avait baissé la vitre ; son bras reposait sur l’appui, le vent gonflait sa manche. De part et d’autre de la route, les branches des arbres se tachetaient de vert tendre ; la fin du printemps. Un mois encore, et la chaussée ne serait plus qu’un vaste embouteillage de Berlinois fuyant le centre pour faire de la voile, nager, pique-niquer, ou simplement s’étendre au soleil sur les plages publiques. Aujourd’hui, le fond de l’air était encore frais, et l’hiver trop proche, pour que March ait à souffrir de la circulation. Il passa devant le poteau de brique rouge de la tour du Kaiser Wilhelm et la route commença à descendre jusqu’au lac.

Moins de dix minutes plus tard, il se trouvait là où on avait découvert le corps. Rien de comparable par beau temps. Le coin était touristique, connu même pour son point de vue — la Grosse Fenster, le grand panorama. Ce qui la veille n’était qu’une masse grise s’ouvrait à présent en une perspective magnifique, huit kilomètres d’eau, jusqu’à Spandau.

Il gara la voiture et repéra à pied l’itinéraire de Jost jusqu’à la berge — un sentier en sous-bois, un brusque tournant à droite, puis la promenade le long du lac. Il refit le trajet, puis une fois encore, avant de récupérer la Volkswagen pour rejoindre la jetée vers Schwanenwerder. Une barrière rouge et blanc en interdisait l’accès. Le garde émergea de sa guérite, une écritoire à pince à la main, fusil à l’épaule.

« Papiers, s’il vous plaît. »

March tendit sa carte par la vitre ouverte. L’homme l’examina avant de la rendre. Il salua.

« En ordre, Herr Sturmbannführer !

— C’est quoi, la consigne, ici ?

— Arrêter chaque voiture. Contrôler les papiers. Demander où se rend le visiteur. S’il paraît suspect, on appelle la propriété pour vérifier s’il est attendu. Parfois nous fouillons le véhicule. Par exemple si le Reichsminister est à la résidence.

— Vous tenez une liste ?

— Oui, Herr Sturmbannführer.

— Faites-moi plaisir. Vérifiez si le Dr Bühler a eu de la visite lundi soir. »

Le garde remonta la bretelle de son fusil et retourna à sa guérite. March le vit tourner les pages d’un registre. En revenant, il fit non de la tête. « Personne pour le Dr Bühler de toute la journée.

— Est-ce qu’il a quitté l’île ?

— Nous ne notons pas les résidents, seulement les visiteurs. Et nous ne vérifions pas les personnes qui sortent, seulement celles qui arrivent.

— D’accord. »

March considéra le lac. Des mouettes descendaient en piqué jusqu’à la surface, criant. Quelques yachts étaient ancrés le long d’un ponton. On entendait le bruit du vent dans les mâts.

« Et la rive ? Elle est surveillée ? »

Le garde approuva d’un signe de tête.

« La police fluviale patrouille toutes les deux heures. Mais la plupart des propriétés ont assez de sirènes et de chiens pour garder un KZ. Nous, on tient les curieux à distance. »

KZ, prononcé ka-dset. Plus commode que Konzentrationslager. Camp de concentration.

On entendit un vrombissement de moteurs au loin, des crissements de pneus. Le garde tourna la tête pour jeter un coup d’œil vers la route d’accès derrière lui.

« Un moment, Herr Sturmbannführer. »

Dans la courbe, à vive allure, une BMW grise arrivait, tous phares allumés, suivie d’une longue limousine Mercedes, puis d’une autre BMW. La sentinelle recula, pressa un bouton libérant la barrière et salua. Tandis que le convoi passait à toute vitesse, March entr’aperçut les passagers dans la Mercedes — une jeune femme, ravissante, une actrice peut-être, ou un mannequin, aux cheveux coupés court ; et à côté d’elle, regardant droit devant lui, un vieil homme émacié, son profil de rongeur instantanément reconnaissable. Les voitures foncèrent en direction du centre.