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« Il se déplace toujours à cette allure ? »

Le garde gratifia March d’un regard entendu.

« Le Reichsminister a supervisé un tournage de bouts d’essai. Et Frau Goebbels rentre à l’heure du déjeuner.

— Ah ! Je vois. »

March actionna la clé de contact et la Volkswagen ressuscita.

« Vous saviez que le Dr Bühler était mort ?

— Non. »

L’homme n’eut pas l’air intéressé.

« Ça s’est passé quand ?

— La nuit de lundi. On a repêché son corps à quelques centaines de mètres d’ici.

— J’ai entendu parler d’un noyé.

— Quel genre, Bühler ?

— À peine si j’ai eu l’occasion de le voir, Herr Sturmbannführer. Il ne sortait pas beaucoup. Pas de visiteurs. Jamais un mot. Mais, bon, il y en a pas mal qui deviennent comme ça, ici.

— C’est laquelle, sa maison ?

— Vous ne pouvez pas la manquer. Le côté donne sur l’île. Deux grandes tours. C’est la plus grosse.

— Merci. »

En s’engageant sur la voie March jeta un coup d’œil dans son rétroviseur. Le garde resta quelques secondes à l’observer ; puis il remonta son fusil, tourna les talons et regagna lentement son abri.

Schwanenwerder n’était pas très vaste, moins d’un kilomètre de long sur cinq cents mètres de large. Une seule route, à sens unique. March dut faire presque tout le tour de l’île pour atteindre la propriété de Bühler. Il conduisait lentement, ralentissant dès qu’il apercevait une maison.

L’île devait son nom aux fameuses colonies de cygnes qui vivaient à l’extrémité sud du lac que formait la Havel ; l’endroit était devenu à la mode à la fin du siècle dernier. La plupart des résidences dataient d’alors : de grandes villas à toit pointu et à façade de pierre, dans le style français, avec de longues allées, des pelouses, protégées des regards indiscrets par de hauts murs et des rideaux d’arbres. Un vestige du palais des Tuileries se dressait bizarrement le long de la route — un pilier et un morceau d’arc, ramenés de Paris par un homme d’affaires de la période wilhelmienne mort depuis longtemps. Rien ni personne n’avait l’air de bouger. Un chien de garde, à l’occasion, derrière les barreaux d’une grille, et — une seule fois — un jardinier. Les propriétaires avaient quitté Berlin, ou vaquaient à leurs occupations en ville, ou bien ne se montraient pas.

March connaissait l’identité de quelques-uns : des satrapes du Parti ; un nabab de l’industrie automobile, engraissé par le travail servile de l’immédiat après-guerre ; le directeur général de chez Wertheim, le grand magasin de la Potsdamer Platz, volé à ses propriétaires juifs il y a plus de trente ans ; un fabricant d’armes ; le patron d’un conglomérat d’équipement responsable de la construction des grandes Autobahnen dans les territoires de l’Est, Comment Bühler s’arrangeait-il pour rester en aussi sélecte compagnie ? Puis March se souvint du commentaire de Halder : le luxe, l’Empire romain…

« KP17, ici KQG. KP17, répondez s’il vous plaît. »

Une voix de femme, insistante, emplissait l’habitacle. March prit le combiné radio dissimulé sous le tableau de bord.

« Ici KP17. Allez-y.

— J’ai le Sturmbannführer Jaeger en ligne pour vous. »

Il était arrivé devant les grilles de la villa. À travers le fer forgé, il pouvait voir la courbe de l’allée et les tours, exactement ce que le garde avait décrit.

« Tu craignais les pépins… (La voix de Max, comme une détonation.) Les voici.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— J’étais pas rentré depuis dix minutes que deux de nos estimés collègues de la Gestapo débarquent. Vu la position du camarade Bühler au sein du Parti, bla-bla-bla, le dossier est classé Sécurité. »

March frappa le volant.

« Merde !

— “Toutes pièces à transmettre Sûreté. Rapport actualisé exigé des fonctionnaires chargés enquête. Clôture dossier Kripo. Application immédiate”.

— C’était quand ?

— C’est maintenant. Ils sont dans notre bureau.

— Tu as dit où je suis ?

— Non, bien sûr. Je les ai plantés là en annonçant que j’essayais de te mettre la main dessus. Et je suis monté tout droit à la salle de contrôle. »

Jaeger baissa la voix. March l’imagina, tournant le dos à l’opératrice radio.

« Zavi, écoute, c’est pas le moment de jouer les héros. Ils rigolent pas, crois-moi. D’une minute à l’autre, ça va fourmiller de Gestapo à Schwanenwerder. »

March contempla la villa. Le calme plat. Déserte. Eh merde, la Gestapo !

« Je ne t’entends plus, Max. Désolé. Friture sur la ligne. J’ai rien compris de ce que tu as dit. Demande que tu fasses rapport sur panne radio. Out. »

Il débrancha le récepteur.

Cinquante mètres environ avant la maison, March avait remarqué un chemin menant tout droit au centre de l’île. Il fit rapidement marche arrière, y gara la voiture, et repartit presque en courant vers les grilles de la propriété. Le temps était compté.

Verrouillé, évidemment. Le cadenas était un solide bloc de métal, à un mètre cinquante du sol. Il y cala la pointe de sa botte et grimpa dessus. Un rang de pointes de fer écartées de trente centimètres courait juste au-dessus de sa tête. Il en agrippa deux et se hissa de manière à pouvoir lancer sa jambe gauche de l’autre côté. L’entreprise était risquée ; un moment il se retrouva assis en travers de la grille, reprenant haleine. Puis il se laissa tomber sur l’allée de gravier.

La villa était grande, bizarrement conçue. Trois niveaux, un toit d’ardoise bleue. Sur la gauche, les deux tours de pierre, accolées au corps de logis principal ; au premier étage, sur toute la longueur, un balcon à balustrade de pierre. Des piliers soutenaient le balcon — entre eux, à moitié dissimulée dans l’ombre du porche, la grande entrée. March s’y dirigea. Des bouleaux et une profusion de fougères poussaient en désordre le long de l’allée. Les bordures étaient négligées. Des feuilles mortes, que personne n’avait balayées depuis l’hiver, tournoyaient sur la pelouse.

La porte n’était pas fermée à clé.

March s’immobilisa dans le hall et regarda autour de lui. Un escalier de chêne à droite, deux portes à gauche, un corridor sombre devant lui — sans doute vers l’office.

Il essaya la première porte. Une salle à manger lambrissée. Une longue table et douze chaises à haut dossier sculpté. Glacial. Il y flottait une forte odeur de renfermé, de pièce inutilisée.

La porte suivante donnait sur le salon. Il poursuivit l’inventaire. Des tapis sur le parquet ciré. Meubles massifs garnis de riches brocarts. Tapisseries au mur — de qualité, si tant est qu’il pût en juger, ce qui était loin d’être le cas. Près de la fenêtre, un piano à queue orné de deux grandes photos. March inclina l’une d’elles vers la lumière qui perçait faiblement par de tout petits carreaux poussiéreux. L’encadrement était en argent massif, avec un motif à croix gammée. Le cliché montrait Bühler et sa femme le jour de leur mariage, descendant une volée de marches entre deux haies de SA tendant des rameaux de chêne au-dessus de l’heureux couple. Bühler également en uniforme SA. Sa femme avait des fleurs tressées dans les cheveux ; elle était — pour reprendre une des expression favorites de Max Jaeger — aussi appétissante qu’un plat de limaces. Aucun des deux n’avait l’air de sourire.