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Tandis qu’ils se rapprochaient, il put reconnaître leurs grades. Deux Sturmbannführer et un Obergruppenführer — deux commandants, un général de division. Quelle affaire liée à la sûreté de l’État pouvait mobiliser sur le terrain un général de la Gestapo ? L’ObergruppenFührer frôlait la soixantaine, bâti comme un bœuf, un visage ravagé de boxeur à la retraite. March connaissait cette tête ; il l’avait vue dans les journaux.

Qui ?

Puis il se le rappela. Odilo Globocnik. Globus, comme on l’appelait dans la SS. Ancien Gauleiter de Vienne. C’est lui qui avait abattu le chien.

« Toi, le rez-de-chaussée, dit Globus. Toi, vérifie à l’arrière. »

Ils sortirent leur arme et disparurent sous le porche. March attendit trente secondes, puis prit la tangente. Il contourna le jardin, évitant l’allée, s’avançant presque plié en deux dans le fouillis des buissons. À cinq mètres de la grille, il s’immobilisa pour reprendre son souffle. Dans la maçonnerie de l’entrée, à droite, il aperçut, si discrète qu’on la voyait à peine, une boîte de métal rouillé — une boîte aux lettres, contenant un grand paquet brun.

C’est de la folie, pensait-il. De la folie pure.

Il fallait se garder de courir en direction de la grille. Rien n’attire plus le regard qu’un mouvement brusque. Il sortit lentement des buissons, comme si c’était la chose la plus naturelle au monde, prit le colis dans la boîte et franchit la grille ouverte.

Il s’attendait à un cri dans son dos, ou à un coup de feu. Mais le seul bruit perceptible était le souffle du vent dans les arbres. En atteignant sa voiture, il s’aperçut que ses mains tremblaient.

3

« Pourquoi croyons-nous en l’Allemagne et au Führer ?

— Parce que nous croyons en Dieu, nous croyons en l’Allemagne qu’il a créée dans Son monde et au Führer, Adolf Hitler, qu’il nous a envoyé.

— Qui devons-nous servir en premier ?

— Notre peuple et notre Führer, Adolf Hitler.

— Pourquoi notre obéissance ?

— Par conviction profonde, par foi en l’Allemagne, en notre Führer, en notre mouvement, en la SS, et par fidélité.

— Bien ! (L’instructeur hocha la tête.) Rassemblement dans trente-cinq minutes sur l’aire de sport sud. Jost, restez ici. Les autres, rompez ! »

Avec leurs cheveux coupés ras et leur tenue d’entraînement gris clair, les aspirants avaient l’air de détenus. Ils sortirent dans un brouhaha de chaises raclant le sol, de bottes martelant le plancher de bois brut. Un portrait géant de feu Heinrich Himmler, souriant et bienveillant, veillait sur tout ce petit monde. Jost avait l’air perdu, au garde-à-vous, seul au centre de la classe. Certains, en quittant la salle, lui jetaient des regards en coin. Fallait que ce soit Jost, les voyait-on penser. Jost, le bizarre, le solitaire, celui qui devait toujours se distinguer. Faudrait penser à lui filer une nouvelle trempe, un de ces soirs, dans la chambrée.

L’instructeur désigna le fond de la classe d’un mouvement de tête.

« Vous avez de la visite. »

March était appuyé contre un radiateur, bras croisés, observant la scène.

« Re-bonjour, Jost ! »

Ils traversèrent le terrain de manœuvre. Dans un coin, un contingent de recrues était harangué par un SS-Hauptscharführer. Plus loin, parfaitement en cadence avec les ordres qu’on leur criait, une centaine de jeunes en survêtement noir s’étiraient, pivotaient et se touchaient la pointe des pieds. Retrouver Jost ici rappelait à March ses visites en prison. Même odeur caractéristique d’encaustique, de désinfectant, de nourriture bouillie. Mêmes blocs affreux en béton. Même mur d’enceinte et même va-et-vient des surveillants. Comme un KZ, le centre d’instruction Sepp Dietrich était un espace à la fois trop vaste et totalement fermé sur lui-même, à rendre claustrophobe.

« On peut trouver un endroit plus intime ? »

Jost eut un regard de dédain.

« Pas de place pour l’intimité ici. C’est bien le problème. »

Ils firent encore quelques pas.

« Je pense qu’on pourrait essayer les chambrées. Les autres sont à la cantine. »

Ils revinrent sur leurs pas et Jost mit le cap sur une construction basse, peinte en gris. L’intérieur était sombre et puait la transpiration. Il devait y avoir là près de cent lits, disposés en quatre rangées. Jost ne s’était pas trompé : l’endroit était désert. Son lit se trouvait vers le milieu. March s’assit sur la grosse couverture brune et offrit une cigarette au garçon.

« C’est interdit ici. »

March agita le paquet.

« Allez-y. Vous direz que je vous ai donné l’ordre. »

Jost la prit avec reconnaissance. Il s’accroupit, ouvrit le casier métallique à côté de son lit et chercha quelque chose qui pourrait faire office de cendrier. March en profita pour jeter un coup d’œil : une pile de livres de poche, des revues, une photo encadrée.

« Je peux ? »

Jost haussa les épaules.

« Bien sûr. »

March examina le portrait. La famille au complet. Le père en uniforme SS. La mère chapeautée, l’air timide. La sœur, gentille, avec tresses blondes ; quatorze ans peut-être. Et Jost, joufflu et souriant, à peine reconnaissable sous les traits du personnage accablé, là, accroupi sur le sol dallé de la chambrée.

« J’ai changé, pas vrai ? »

March était sous le choc. Il tenta de le dissimuler :

« Votre sœur ?

— Encore à l’école.

— Et votre père ?

— À présent il gère une entreprise de construction mécanique à Dresde. Il a été l’un des premiers sur le front russe, en 1941. D’où l’uniforme. »

March regarda de plus près.

« C’est pas une Croix de chevalier ? »

La plus haute distinction pour bravoure au combat.

« Eh oui ! Un authentique héros de la guerre. »

Jost récupéra la photo et la rangea dans le casier.

« Et votre père à vous ?

— Il était dans la Flotte impériale. Blessé pendant la Première Guerre. Il ne s’est jamais vraiment remis.

— Quel âge aviez-vous quand il est mort ?

— Sept ans.

— Vous pensez encore à lui ?

— Tous les jours.

— Vous étiez dans la Marine ?

— Presque. Les U-Boot. »

Jost hocha lentement la tête. Ses joues pâles s’étaient empourprées.

« On marche tous dans les pas de nos pères, n’est-ce pas ?

— La plupart d’entre nous, peut-être. Pas tous. »

Ils fumèrent un moment en silence. Dehors, on entendait le moniteur d’éducation physique :

« Un, deux, trois… Un, deux, trois. »

« Ces gens… dit Jost. Il y a un poème d’Erich Kästner — Marschliedchen. »

Il ferma les yeux et récita :

Tu cultives la haine, tu veux lui soumettre le monde. Tu nourris, au cœur de l’homme, la bête immonde, Qu’elle grandisse, la bête, tout au fond de toi ! Qu’elle dévore l’homme, la bête en lui.

La soudaine passion du garçon mit March mal à l’aise.

« Ça date de quand ?

— 1932.