— Je ne connaissais pas.
— Vous ne pourriez pas. C’est interdit. »
Il y eu un silence et March reprit :
« Nous connaissons l’identité du corps que vous avez découvert. Dr Josef Bühler. Un officiel du Gouvernement général. SS-Brigadeführer.
— Mon Dieu. »
Jost se prit la tête entre les mains.
« C’est devenu une affaire plutôt sérieuse, comme vous le voyez. En arrivant, j’ai vérifié au poste de garde. D’après ce qui est noté, vous avez quitté le quartier à cinq heures trente, hier matin, comme les autres jours. Donc les heures de votre déposition ne tiennent pas. »
Jost n’avait pas relevé la tête. La cigarette achevait de se consumer entre ses doigts. March se pencha pour la récupérer et l’écrasa. Il se leva.
« Regarde ! » dit-il.
Jost leva les yeux et March se mit à trotter sur place.
« Ça, c’est toi hier. D’accord ? » March mima l’essoufflement, s’essuya le front avec l’avant-bras. Jost sourit malgré lui.
« Bon, dit March. (Il recommença à sautiller sur place.) Maintenant, tu penses — je ne sais pas — à un bouquin, ou à ton enfer quotidien, et tu es dans la forêt, puis sur la route du lac. Ça pisse de partout et on n’y voit rien, mais là, sur ta gauche, tu aperçois quelque chose… »
March tourna la tête. Jost avait les yeux fixés sur lui.
« … je ne sais pas quoi, mais sûrement pas le corps…
— Mais… »
March menaça Jost du doigt.
« Ne t’enfonce surtout pas dans la merde, conseil d’ami. Il y a deux heures, j’y étais. J’ai vérifié l’endroit où on a repêché le corps. Il est impossible de le voir de la route. »
Il se remit à mimer la course.
« Donc, tu vois quelque chose, mais tu ne t’arrêtes pas. Tu cours. Puis, comme tu es consciencieux, après cinq minutes, tu décides que tu ferais mieux d’aller y voir d’un peu plus près. Et alors tu découvres le corps. Et seulement alors, tu appelles les flics. »
Il s’empara des mains de Jost et le mit debout.
« Cours avec moi, ordonna-t-il.
— Je ne peux pas…
— Cours ! »
Jost se mit à remuer les pieds à contrecœur Leurs semelles claquaient sur les dalles.
« Maintenant, dis-moi ce que tu vois. Tu sors des bois et tu es sur la route du lac…
— Je vous en prie…
— Dis-moi !
— Je… je vois… une voiture… (Jost avait fermé les yeux.) Trois hommes… Il pleut, ils ont des capotes, des capuchons… leurs têtes sont baissées. Je regrimpe la pente… je… j’ai peur, je traverse la route et je cours sous les arbres pour qu’ils ne me voient pas…
— Oui…
— Ils sont dans leur voiture et ils s’en vont… J’attends, je sors du bois, je trouve le corps…
— Tu oublies quelque chose.
— Non, je jure…
— Tu vois un visage. Quand ils remontent en voiture, tu vois un visage.
— Non…
— Dis-moi qui, Jost. Tu le vois. Tu le connais. Dis-le moi.
— Globus ! cria Jost. C’est Globus. »
4
Le paquet qu’il avait pris dans la boîte aux lettres de Bühler était sur le siège avant, à côté de lui, intact. Pas exclu que ce soit une bombe, pensa March en faisant démarrer la Volkswagen. Depuis quelques mois, c’était une épidémie. Des colis piégés avaient déchiqueté les mains et les figures d’une demi-douzaine de responsables gouvernementaux. Il était fichu de faire la page trois du Tageblatt : « Enquêteur tué dans explosion mystérieuse devant la Caserne. »
Il roula au hasard dans Schlachtensee, jusqu’à la première épicerie, où il acheta une miche de pain noir, du jambon de Westphalie et un quart de whisky écossais. Le soleil brillait toujours ; l’air était vif. Il mit le cap à l’ouest, droit sur les lacs. Il allait s’offrir quelque chose qu’il ne s’était plus payé depuis des années. Un pique-nique.
Après la nomination de Goering comme Maître de chasse en chef du Reich, en 1934, quelques tentatives avaient été faites pour éclaircir le Grunewald. L’administration avait planté des châtaigniers et des tilleuls, ainsi que des saules et des bouleaux, des chênes… Mais le cœur du Wald, sa suite de vallons accidentés couverts de pins mélancoliques, restait inchangé, comme mille ans auparavant, quand les plaines du nord de l’Europe n’étaient qu’une vaste forêt. Les tribus germaniques guerrières avaient émergé de ces forêts, cinq siècles avant Jésus-Christ ; vers elles, à présent, vingt-cinq siècles plus tard et de préférence le week-end, les tribus germaniques victorieuses revenaient, en caravanes ou tentes remorques. Les Allemands étaient un peuple de la forêt. Pensez clairières tant que vous voulez ; les arbres n’attendaient que l’occasion de tout reprendre.
March gara la Volkswagen, prit ses provisions et le colis piégé de Bühler — ou supposé tel —, et monta sans se presser par un sentier escarpé sous les arbres. Cinq minutes d’ascension le menèrent à un point d’où l’on avait une vue imprenable sur la Havel et les pentes d’un bleu brumeux qui s’estompaient au loin. Les pins dégageaient une odeur douce et forte sous le soleil. Un gros avion à réaction gronda dans le ciel, amorçant sa descente sur l’aéroport de Berlin. Le jet disparut, le bruit s’éteignit, on n’entendit bientôt plus que le chant d’un oiseau.
March retardait le moment d’ouvrir le paquet. Il le mettait mal à l’aise. Il alla s’asseoir sur un gros bloc de pierre — à croire que les autorités municipales l’avaient mis là dans ce but précis —, avala une lampée de whisky et se mit à manger.
D’Odilo Globocnik, il ne savait presque rien, et seulement par ouï-dire. L’homme avait connu des hauts et des bas, ces trente dernières années. Né en Autriche, maçon de profession, il était devenu leader du Parti pour la Carinthie au milieu des années trente, puis responsable à Vienne. Une première période de disgrâce, pour spéculation illégale sur les changes, et retour en force au début de la guerre, comme chef de la police au Gouvernement général — il devait y avoir rencontré Bühler, se dit March. Puis, à la fin de la guerre, nouvelle éclipse — quelle voie de garage ? Trieste, s’il se souvenait bien. À la mort d’Himmler, de nouveau à Berlin, à la Gestapo, où il occupait une position non spécifiée, sous les ordres directs de Heydrich.
Ce visage tuméfié et brutal, pas moyen de passer à côté, et malgré la pluie et la faible clarté, Jost l’avait immédiatement reconnu. Un portrait de Globus figurait dans la galerie des célébrités de Sepp Dietrich et l’homme en personne était venu donner une conférence, quelques semaines plus tôt, aux aspirants pétrifiés, sur les structures policiaires du Reich. Pas étonnant que Jost ait à ce point flippé. Il aurait mieux fait d’appeler l’Orpo sans donner son nom — et de se tirer avant leur arrivée. Il aurait surtout mieux fait, de son point de vue, de n’appeler personne.
March finit son jambon. Il rompit le reste du pain et éparpilla les miettes autour de lui. Deux merles, qui l’avaient épié pendant son repas, sortirent précautionneusement du sous-bois et se mirent à picorer.
Il examina l’agenda. Le modèle classique pour les membres du Parti, disponible dans toutes les papeteries. Des informations pratiques au début. Les noms de la hiérarchie du Parti ; ministres du gouvernement, commissaires du Reich, Gauleiters…
Les congés officiels : jour du Renouveau national, 30 janvier ; jour de Potsdam, 21 mars ; Anniversaire du führer, 20 avril ; Fête nationale du Peuple allemande 1er mai…