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La carte de l’Empire et la durée des trajets en train : Berlin-Rovno, seize heures ; Berlin-Tïflis, vingt-sept heures ; Berlin-Oufa, quatre jours…

L’agenda couvrait une semaine sur deux pages ; les annotations étaient si rares que March crut d’abord qu’il était vierge. Il le feuilleta plus attentivement. Une croix minuscule au 7 mars. Au 1er avril, Bühler avait noté « Anniversaire de ma sœur. » Une croix encore le 9 avril. Le 11 avril, il avait écrit « Stuckart/Luther, 10 h. » Enfin, à la date du 13 avril, veille de sa mort, Bühler avait tracé une autre petite croix. C’était tout.

March reprit les dates sur son calepin, en haut d’une nouvelle page. Mort de Josef Bühler. Solutions. Un : le décès est accidentel, la Gestapo en a connaissance quelques heures avant la Kripo et Globus ne fait qu’inspecter le corps quand Jost passe par là. Absurde.

Bon. Deux : Bühler est exécuté par la Gestapo et Globus est chargé de la besogne. Absurde également. L’instruction « Nuit et Brouillard » de 1941 est toujours en application. Bühler pouvait être emmené tout à fait légalement vers une quelconque élimination discrète dans une cellule de la Gestapo. L’État confisquait ses biens. Qui porterait son deuil ? Qui poserait des questions ?

Et donc, trois : Bühler est assassiné par Globus qui couvre ses traces en classant l’affaire Sûreté d’État et en récupérant l’enquête. Mais pourquoi avoir laissé la Kripo s’en mêler, ne fût-ce qu’en ouverture ? L’arrière-pensée de Globus ? Pourquoi abandonner la dépouille de Bühler dans un lieu public ?

March s’étendit sur la pierre en fermant les yeux. Le soleil sur ses paupières faisait virer le noir au rouge sang. Une vapeur chaude de whisky l’enveloppa.

Il ne devait pas dormir depuis plus d’une demi-heure quand il surprit un bruit furtif dans les fourrés, puis quelque chose qui effleurait sa manche. Il fut sur ses pieds en une fraction de seconde, assez pour apercevoir la queue blanche d’une biche disparaissant sous les arbres. Un conte bucolique, à dix kilomètres du cœur du Reich ! Ou était-ce le whisky ? Il secoua la tête et ramassa le paquet.

Papier kraft épais, soigneusement plié et maintenu par du ruban adhésif. Oui, emballé professionnellement. Déchirure nette et plis précis, économie de papier et de gestes. Le paradigme du paquet. March n’avait jamais rencontré un homme capable de réaliser un tel emballage — ce paquet était de la main d’une femme. Ensuite : le cachet de la poste. Trois timbres suisses, petites fleurs jaunes sur fond vert. Posté à Zurich à seize heures le 13-4-1964. Donc, avant-hier.

Il sentit ses paumes devenir moites quand il commença à déballer avec un soin exagéré, ôtant d’abord le papier collant, puis, lentement, centimètre par centimètre, le papier. Il souleva un coin. Une boîte de chocolats.

Le couvercle montrait des jeunes filles aux cheveux de lin, en robes de vichy rouge, dansant dans un pré fleuri autour d’un mât enrubanné. En arrière-fond, les Alpes, sommets de neige sur ciel bleu fluorescent. Une légende, surimprimée en caractères gothiques : « Vœux d’anniversaire à Notre Führer Bien-aimé, 1964. » Un détail bizarre, cependant. La boîte était trop lourde pour ne contenir que des chocolats.

Il sortit son canif et fit le tour du film de cellophane, puis posa délicatement la boîte sur une souche. En détournant la tête, le bras tendu au maximum, il souleva le couvercle avec la pointe de la lame. À l’intérieur, un mécanisme se mit à ronronner. Puis ceci :

Heure exquise Qui nous grise Lentement… La caresse La promesse Du moment… L’ineffable étreinte De nos désirs fous, Tout dit : « Gardez-moi » Puisque je suis à vous.

La ritournelle, évidemment, pas les paroles. Mais il ne les connaissait que trop. Seul, sur une hauteur du Grunewald, March écoutait. La boîte à musique égrenait le duo valsé de l’acte III de La Veuve joyeuse.

5

Les rues, en rentrant sur Berlin, paraissaient étrangement calmes. March comprit en arrivant au Werderscher Markt. Un grand écriteau dans le hall annonçait une communication gouvernementale à seize heures trente. Le personnel devait se rassembler à la cantine. Présence : obligatoire. Il arrivait juste à temps.

Ils avaient concocté une nouvelle théorie à la Propagande : la meilleure heure pour les grandes annonces était en fin de journée, au travail. La déclaration était ainsi reçue en commun, dans un esprit de camaraderie — pas de place pour le scepticisme ou le défaitisme individuels. Très précisément, la diffusion était toujours programmée de manière à ce que les travailleurs soient libérés un peu plus tôt que d’habitude — seize heures cinquante, par exemple, au lieu de dix-sept heures —, ce qui créait un sentiment de satisfaction et associait inconsciemment le régime à un contexte positif. On en était là. Le palais blanc immaculé du ministère de la Propagande, sur la Wilhelmstrasse, mobilisait davantage les compétences des psychologues que celles des journalistes.

La cantine s’emplissait peu à peu. Officiers et employés, dactylos et chauffeurs, tous unis, épaule contre épaule, l’incarnation vivante de l’idéal national-socialiste. Quatre écrans de télévision, un dans chaque coin, montraient la carte du Reich, avec la croix gammée en surimpression ; morceaux choisis de Beethoven en fond musical. Régulièrement, une voix masculine annonçait avec conviction : « Peuple d’Allemagne, préparez-vous à une communication importante ! » Anciennement, à la radio, on n’avait droit qu’à la musique. Le progrès, toujours.

Combien March en avait-il vécu de ces événements ? De loin en loin ils jalonnaient ses souvenirs, comme autant d’îlots dans l’océan du temps. En 1938, on l’avait fait sortir de sa classe pour apprendre que les troupes allemandes entraient dans Vienne, que l’Autriche réintégrait la mère patrie. Le directeur, un ancien gazé de la Première Guerre, pleurait sur l’estrade du petit gymnase, sous le regard médusé des plus petits qui n’y comprenaient rien.

En 1939, il était à la maison avec sa mère, à Hambourg. Vendredi matin, onze heures, le discours du Führer radiodiffusé en direct depuis le Reichstag : « Je ne suis à partir de maintenant que le premier soldat du Reich allemand. J’ai revêtu une fois encore cet uniforme qui était pour moi le plus redouté et le plus cher. Je ne l’ôterai que lorsque la victoire sera acquise, ou je ne survivrai pas au dénouement. » Un tonnerre d’applaudissements. Cette fois, c’était sa mère qui pleurait, en se balançant d’avant en arrière, un gémissement misérable. March, dix-sept ans, avait détourné les yeux, de honte, et cherché le portrait de son père — splendide dans l’uniforme de la Flotte impériale allemande. Et il avait pensé : Merci mon Dieu. Enfin la guerre. Maintenant, peut-être, je pourrai me hisser à la hauteur de ce que tu voulais.

Quant aux messages suivants, il était en mer. La victoire sur la Russie au printemps 1943 — un triomphe pour le génie stratégique du Führer ! L’offensive d’été de la Wehrmacht, l’année précédente, avait coupé Moscou du Caucase, séparant l’Armée Rouge des champs pétrolifères de Bakou. La machine de guerre de Staline était simplement tombée en panne d’essence.