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La paix avec les Britanniques en 1944 — un triomphe pour le génie du renseignement du Führer ! March se souvenait, tous les sous-marins avaient été rappelés à leurs bases sur la Côte Atlantique pour recevoir un nouveau chiffre ; la perfide Angleterre, leur avait-on expliqué, s’arrangeait jusque-là pour déchiffrer les codes de la mère patrie. Par la suite, débusquer les convois marchands n’avait plus été qu’un jeu d’enfant. L’Angleterre avait été réduite par la faim. Churchill et sa clique belliciste avaient filé au Canada.

La paix avec les Américains en 1946 — un triomphe pour le génie scientifique du führer ! Quand l’Amérique avait défait le Japon, après l’explosion d’une bombe atomique, le Führer avait envoyé une V-3 dans le ciel de New York pour afficher sa capacité de riposte. La guerre, après cela, s’était limitée à des guérillas plus ou moins sanglantes aux confins du nouvel Empire allemand. Un point mort nucléaire, que les diplomates avaient baptisé Guerre froide.

Il y avait eu d’autres grands messages. Quand Goering était mort, en 1951, la radio avait diffusé toute une journée de la musique solennelle avant l’annonce. Himmler avait eu droit à un traitement similaire après sa disparition dans l’explosion d’un avion en 1962. Les morts, les victoires, les guerres, les exhortations au sacrifice ou à la vengeance, la lutte sans panache contre les Rouges sur le front de l’Oural, avec ses batailles et ses offensives aux noms imprononçables — Oktyabr’skoïé, Polounoschnoïé, Alapaïevsk…

March dévisagea les gens autour de lui. La joie forcée, la résignation, l’appréhension. Ceux qui avaient des frères, des fils ou des maris à l’Est. Ils ne quittaient pas les écrans des yeux.

« Peuple d’Allemagne, préparez-vous à une annonce importante ! »

Qu’est-ce qui se préparait ?

La cantine était à peu près comble. March était coincé contre un pilier. Max Jaeger, à quelques mètres, plaisantait avec une secrétaire à la poitrine généreuse du VA(1) — le département juridique. Max croisa son regard par-dessus l’épaule de la fille et lui adressa un large sourire. Un roulement de tambour. La pièce devint calme. Un présentateur :

« Nous sommes en liaison directe avec le ministère des Affaires étrangères à Berlin. »

Un relief de bronze brillait sous les spots : l’aigle nazie avec dans ses serres un globe rayonnant de lumière — comme un lever de soleil dans un dessin d’enfant. Puis le porte-parole du ministère, Drexler, avec ses sourcils épais, ses joues et ses mâchoires ombrées. March étouffa un rire. Il devait pourtant être possible, dans toute l’Allemagne, de dénicher un porte-parole ressemblant à autre chose qu’à un repris de justice.

« Mesdames et messieurs, j’ai à vous communiquer une brève déclaration du ministère des Affaires étrangères du Reich. »

Il s’adressait à un public de journalistes hors du champ de la caméra. Il chaussa ses lunettes et commença à lire.

« Conformément au souhait, depuis longtemps exprimé et attesté, du Führer et du peuple du Grand Empire allemand de vivre en paix et en sécurité avec tous les peuples du monde, et faisant suite à des consultations prolongées avec nos alliés de la Communauté européenne, le ministre du Reich pour les Affaires étrangères, au nom du Führer Adolf Hitler, a aujourd’hui invité le président des États-Unis d’Amérique à visiter le Grand Empire allemand et à entamer des entretiens personnels dans le but de promouvoir une plus grande compréhension entre nos deux peuples. Cette invitation a été acceptée. L’administration américaine a fait savoir ce matin que M. Kennedy rencontrera le Führer à Berlin en septembre. Heil Hitler ! Vive l’Allemagne ! »

Fondu au noir et nouveau roulement de tambour, pour annoncer le début de l’hymne national. Les hommes et les femmes dans la cantine se mirent à chanter. March imagina tous les autres, partout en Allemagne, dans les chantiers navals et les aciéries, dans les bureaux et les écoles, voix graves et voix aiguës mêlées, un colossal beuglement s’élevant jusqu’aux cieux.

Deutschland, Deutschland ueber Alles !

Ueber Alles in der Welt !

Ses lèvres remuèrent à l’unisson, mais aucun son n’en sortait.

« Encore un peu plus de boulot merdique en perspective », dit Jaeger.

Ils avaient regagné leur étage. Jaeger, les pieds sur son bureau, tirait sur son cigare.

« Ceux qui ont déjà l’impression que le Führertag est un cauchemar, question sécurité, ne vont pas rigoler ! Tu vois d’ici le tableau avec Kennedy en ville ? »

March sourit.

« J’ai l’impression que tu ne saisis pas la dimension historique de l’événement.

— Je l’emmerde, la dimension historique. Je pense à mes heures de sommeil. Déjà avec ces bombes qui pètent dans tous les coins. Tiens, regarde. »

Il se redressa en ramenant ses jambes sous le bureau et farfouilla dans une pile de dossiers.

« Pendant que Monsieur fait du tourisme du côté de la Havel, y en a qui turbinent, ici. »

Il prit une enveloppe et en étala le contenu. Un dossier EPPD. Effets personnels de personne décédée. Parmi les papiers, deux passeports qu’il tendit à March. Celui d’un officier SS, Paul Hahn, et celui d’une jeune femme, Magda Voss.

Jaeger expliqua : « Mignon, non ? Ils venaient de se marier. Réception à Spandau. Départ pour la lune de miel. Lui est au volant. Ils tournent dans Nawener Strasse. Un camion stoppe devant eux. Un type sort à l’arrière avec un flingue. Notre gars panique, engage la marche arrière. Wham ! Sur le trottoir, droit dans un réverbère. Il veut repasser en première : pan ! une balle dans la tête. Exit le marié. La belle Magda se précipite hors de la bagnole, essaie de cavaler pour sauver sa peau. Exit la mariée. Exit la lune de miel. Exit tout le bordel. Sauf que c’est pas vraiment fini, car les familles sont toujours à la réception : toast sur toast aux tourtereaux, et personne se casse le cul pour leur annoncer ce qui est arrivé. »

Jaeger éternua dans un mouchoir sale. March regarda encore le passeport de la fille. Jolie. Blonde, les yeux foncés ; étendue le long d’un trottoir, morte, à vingt-quatre ans. « Qui a fait le coup ? » Il déposa le passeport.

Jaeger énuméra en comptant sur ses doigts : « Les Polonais, les Lettons, les Estoniens, les Ukrainiens, les Tchèques, les Croates, les Caucasiens, les Géorgiens, les Rouges, les anars. De nos jours, ça peut être n’importe qui. Le pauvre con avait épinglé un carton d’invitation au panneau d’affichage de sa caserne. La Gestapo pense que quelqu’un du nettoyage, ou des cuisines, tu vois le genre, a repéré l’annonce et fait passer l’info. La plupart des hommes de peine dans les casernes sont des étrangers. On les a tous embarqués cet après-midi, pauvres bougres. »

Il glissa les documents dans l’enveloppe et la rangea dans un tiroir. « Et toi ? Ça s’est passé comment ?

— Prends un chocolat. »

March présenta la boîte à Jaeger, qui l’ouvrit. Les notes grêles emplirent le bureau.

« Sobre et de bon goût.

— Ça te suggère quoi ?

— La Veuve joyeuse ? L’opérette favorite du Führer. Ma mère en était dingue.

— La mienne aussi. »

Toutes les mères allemandes en raffolaient. La Veuve joyeuse, Franz Lehár. Première à Vienne en 1905 : aussi écœurant que les gâteaux à la crème en ville. Lehár était mort en 1948 et Hitler avait envoyé un représentant personnel à ses funérailles.