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« Que veux-tu que je te dise ? »

Jaeger prit un chocolat entre ses gros doigts et l’enfourna dans sa bouche.

« D’où sortent-ils ? Une admiratrice transie ?

— De la boîte aux lettres de Bühler. »

March mordit dans un chocolat et grimaça au goût amer du cherry-brandy liquide.

« Réfléchis : tu es sans amis, mais on t’expédie de Suisse une luxueuse boîte de chocolats. Sans un mot. Une boîte à musique qui joue l’air favori du Führer. Qui peut faire ça ? (Il avala l’autre moitié du chocolat.) Un empoisonneur peut-être ?

— Mon Dieu ! » Jaeger recracha dans sa main ce qu’il avait dans la bouche. Il récupéra son mouchoir pour essuyer les traînées brunes de salive sur ses doigts et ses lèvres.

« Parfois, je me pose des questions sur ton état mental.

— Destruction systématique d’indices. (March se força à avaler un autre chocolat.) Que dis-je ? Pire : consommation d’indices ; je me rends donc coupable d’un double délit. Détournement de preuves avec intention d’en tirer un bénéfice personnel.

— Tu devrais prendre un peu de congé, mon vieux. Cette fois je parle sérieusement. Tu as besoin de repos. Mon conseil : tu descends et tu balances ces chocolats à la poubelle, vite fait. Et tu viens dîner à la maison ; toi, moi et Hannelore. T’as l’air de quelqu’un qui n’a rien avalé de convenable depuis des semaines. La Gestapo a le dossier. Le rapport d’autopsie ira droit à la Prinz-Albrecht-Strasse. Tout est réglé. Tu oublies.

— Écoute, Max. »

March lui raconta. Jost, sa confession, comment il avait vu Globus avec le cadavre. Il montra l’agenda de Bühler :

« Qui sont Stuckart et Luther ?

— J’en sais rien. »

Le visage de Jaeger exprimait soudain l’inquiétude.

« Et mieux : je ne veux pas savoir. »

Une volée raide de marches en pierre menait à la pénombre du sous-sol. Sur la dernière marche, March hésita, les chocolats à la main. Une porte à gauche menait à la vaste cour pavée où l’on collectait les ordures dans de grandes poubelles rouillées. À droite, le couloir mal éclairé de l’Enregistrement.

Il cala la boîte sous son bras et prit à droite.

L’Enregistrement de la Kripo était logé dans ce qui avait été un dédale de recoins à côté de la chaufferie. La proximité des installations de chauffage et le réseau de tuyaux d’eau chaude qui quadrillait le plafond maintenaient le local dans une chaleur constante. Il régnait là une odeur rassurante de poussière sèche et de papier jauni ; dans la faible lumière, entre les piliers, les étagères métalliques remplies de dossiers et de rapports s’étendaient à l’infini.

La responsable des lieux, une grosse femme à la tunique graisseuse, autrefois gardienne de prison à Plotzensee, exigea sa carte. Il la lui tendit, comme à chaque visite, plusieurs fois par semaine depuis dix ans. Elle examina le document, comme chaque fois, à croire qu’elle ne l’avait jamais vu, puis son visage, à nouveau le passe, avant de le lui rendre avec un mouvement du menton, quelque chose entre le mépris et le merci. Elle agita un doigt :

« Interdit de fumer. »

Pour la cinq centième fois.

Sur l’étagère des ouvrages de référence, immédiatement à côté de l’entrée, il prit le Wer ist’s ? — le Who’s Who allemand —, un répertoire à reliure rouge épais d’un bon millier de pages. Il choisit aussi, moins volumineux, le Guide des personnalités du NSDAP, publié par le Parti, avec les photos, format passeport, des membres. L’ouvrage que Halder avait utilisé pour identifier Bühler. Il fit glisser les deux volumes sur une table et alluma la lampe de travail. La salle était déserte.

Des deux répertoires, March préférait le Guide, publié à peu près annuellement depuis le milieu des années trente. Souvent, l’hiver, pendant les longs après-midi sombres et tranquilles, il aimait se terrer ici, au chaud, et feuilletait les vieilles éditions. Il s’amusait à noter les changements, à suivre l’évolution sur les visages. Les premiers volumes étaient dominés par les bouffeurs de Rouges, les anciens grisonnants des Freikorps, des hommes au cou plus large que le front. Ils fixaient la caméra, tirés à quatre épingles, guindés, comme des ouvriers agricoles du XIXe siècle dans leurs habits du dimanche. Au fil des années cinquante, les gueulards de brasserie avaient cédé la place aux technocrates lisses du type Speer, aux universitaires soignés, sourires lisses et regards durs.

Il y avait un Luther. Prénom : Martin. Un nom célèbre parmi nous, camarades. Mais ce Luther-ci avait peu de points communs avec son illustre homonyme : un visage de pudding, des cheveux noirs, d’épaisses lunettes d’écaillé. March sortit son calepin.

Né : 16 décembre 1895, Berlin. Service Armée impériale, division du Train, 1914–1918. Profession : déménageur. Membre NSDAP et SA au 1er mars 1933. Siège Conseil municipal de Berlin pour le district de Dahlem. Entré aux Affaires étrangères, 1936 ; chef de l’Abteilung Deutschland — le département Allemagne — aux Affaires étrangères jusqu’à sa retraite, 1955. Promu sous-secrétaire d’État, juillet 1941.

Les détails étaient peu nombreux, mais suffisants pour se faire une idée. Le profil du teigneux agressif. Un politicien de rue mal dégrossi. Et un opportuniste : comme des milliers d’autres, Luther avait couru s’affilier au Parti dans les semaines qui avaient suivi l’arrivée de Hitler au pouvoir.

March fit tourner les pages jusqu’à Stuckart, Wilhelm, docteur en droit. Le portrait était un cliché de photographe professionnel — visage boudeur et éclairage en clair-obscur pour acteur de cinéma. Un homme vaniteux, et en même temps un curieux mélange : cheveux gris ondulés, regard intense, mâchoire volontaire, mais une bouche molle, presque voluptueuse. March recommença à écrire.

Né : 16 novembre 1902, Wiesbaden. Études de droit et d’économie, universités de Munich et Francfort s/Main ; diplômé Magna cum Laude, juin 1928. Membre du Parti, Munich, 1922. Diverses fonctions dans la SA et la SS. Maire de Stettin, 1933. Secrétaire d’État, ministère de l’Intérieur, 1935–1953. Publication : Commentaire sur les Lois raciales allemandes (1936). Promu SS-Obergruppenführer honoraire, 1944. Retour à activité juridique privée, 1953.

Un personnage passablement différent de Luther. Intellectuel, alter Kämpfer (comme Bühler). Ambitieux. Devenir maire de Stettin à trente et un ans, un port de près de trois cent mille habitants… Tout à coup, March se rendit compte qu’il avait déjà lu cela quelque part. Récemment. Où ? Il ne voyait pas. Il ferma les yeux. Allons.

Le Wer Ist’s ? n’apportait rien de neuf, sauf que Stuckart était célibataire et que Luther en était à son troisième mariage. March chercha une double page vierge dans son carnet et traça trois colonnes. Les noms en haut, Bühler, Luther, Stuckart. Puis il fit une liste des dates. Établir des chronologies était une de ses méthodes favorites. Excellent instrument pour tisser des liens dans ce qui sans cela restait un embrouillamini de faits aléatoires.

Ils étaient tous nés à peu près au même moment. Bühler avait soixante-quatre ans ; Luther, soixante-huit ; Stuckart, soixante et un. Ils étaient tous devenus fonctionnaires dans les années trente — Bühler en 1939, Luther en 1936, Stuckart en 1935. De même rang ou presque : Bühler et Stuckart, secrétaires d’État ; Luther, sous-secrétaire. Tous retraités dans les années cinquante, Bühler en 1951, Luther en 1955, Stuckart en 1953. Ils devaient se connaître. Ils s’étaient rencontrés vendredi dernier à dix heures du matin. Où était le lien ?