Выбрать главу

March se renversa sur sa chaise et suivit des yeux l’entrelacs des tuyaux qui semblaient se faire la course au plafond.

Et il se rappela.

D’un bond il fut debout.

Près de la préposée se trouvaient les collections non reliées du Berliner Tageblalt, du Völkiscker Beobachter et du journal de la SS, Das Schwarzes Korps. Il tourna nerveusement les pages du Tagébiatt, de l’édition de la veille, jusqu’aux nécrologies. C’était là. Il l’avait lu hier.

Le camarade du Parti Wilhelm Stuckart, ancien secrétaire d’État au ministère de l’Intérieur, décédé inopinément d’une crise cardiaque ce dimanche 13 avril, restera dans nos mémoires comme le serviteur dévoué de la cause national-socialiste…

Le sol lui parut se dérober sous ses pieds. La femme de l’Enregistrement le fixait, il en avait conscience.

« Vous n’êtes pas bien, Herr Sturmbannführer ?

— Non, ça va. Vous pouvez me rendre un service ? »

Il prit un formulaire de commande de dossier et le compléta, nom, prénom, et date de naissance de Stuckart.

« Est-ce qu’il existe un dossier à ce nom ? »

La femme jeta un coup d’œil sur la fiche et tendit la main :

« Votre carte. »

Il la lui donna. Elle lécha le bout de son crayon et reporta les douze chiffres du code de service de March sur le formulaire. On gardait ainsi la trace de qui, à la Kripo, avait réclamé quel dossier, à quel moment. Sa demande resterait là, consignée, offerte à la curiosité de la Gestapo. Huit heures après qu’on l’eut déchargé de l’affaire Bühler. Une preuve de plus de son manque de discipline national-socialiste. Irrécupérable.

La préposée avait tiré un long tiroir de bois et parcourait le haut des fiches du bout de ses doigts carrés.

« Stroop, marmonnait-elle. Strunck, Struss, Stülpnagel…

— Trop loin », dit March.

Elle grommela et sortit un carton de couleur rose.

« Stuckart, Wilhelm. (Elle regarda March.) Il y a un dossier. Il est sorti.

— Qui l’a ?

— Voyez vous-même. »

March se pencha. Le dossier de Stuckart était chez le Sturmbannführer Fiebes, du département Kripo VB3. La division des crimes sexuels.

Le whisky et l’air sec lui avaient donné soif. Il y avait un distributeur d’eau dans le corridor de l’Enregistrement. Il se versa à boire et réfléchit à la suite des événements.

Qu’aurait décidé quelqu’un de raisonnable ? Facile. Quelqu’un de sensé serait rentré chez lui, comme le faisait chaque soir Max Jaeger. On reprenait son chapeau et son manteau, on retrouvait sa femme et ses gosses. Pour lui, l’option n’avait pas de sens. L’appartement vide, Ansbacher Strasse, les disputes des voisins, le journal de la veille… Il avait à ce point rétréci son existence que plus rien ne tenait, sauf ce boulot. S’il trahissait, que restait-il ?

Et il y avait autre chose, cette pulsion qui le jetait hors du lit chaque matin, qui l’aidait à affronter chaque nouvelle journée : le désir et la volonté de savoir. Dans ce métier de flic, il y avait toujours, plus loin, un autre carrefour à atteindre, un autre coin à tourner. Qui étaient les Weiss et qu’étaient-ils devenus ? Qui était le cadavre du lac ? Quel lien entre la mort de Bühler et celle de Stuckart ? Voilà ce qui le portait en avant, sa chance ou son malheur : savoir à tout prix. Et donc, en fin de compte, pour lui, il n’y avait pas de choix.

Il jeta le gobelet de papier dans la poubelle et regagna son étage.

6

Walter Fiebes était à son bureau, assis devant une bouteille de schnaps. Cinq paires d’yeux fixés sur lui depuis une tablette sous la fenêtre, cinq têtes humaines alignées — des moulages de plâtre, calottes crâniennes relevées, comme des sièges de toilette, dévoilant des cerveaux en sections rouges et grises —, les cinq souches qui composaient l’Empire allemand.

Des plaques donnaient le détail et spécifiaient le classement, de gauche à droite, par ordre décroissant d’acceptabilité officielle. Catégorie Un : Nordique pur. Catégorie Deux : Nordique prédominant ou Phallique. Catégorie Trois : Sang-mêlé harmonieux avec légères caractéristiques dinarico-alpines ou méditerranéennes. Les trois groupes qualifiés pour appartenir à la SS. Les autres ne permettaient pas l’accès à la fonction publique et regardaient Fiebes d’un air de reproche. Catégorie Quatre : Hybride à prépondérance Est-baltique ou alpine. Catégorie Cinq : Hybride d’origine extra-européenne.

March était Un/Deux. Fiebes, par ironie du sort, était Trois extrême limite. Mais les fanatiques en la matière se recrutaient rarement parmi les surhommes aryens aux yeux bleus — « trop enclins à considérer comme allant de soi leur appartenance au Volk », dans le jargon du Das Schwarzes Korps. Aux frontières marécageuses de la race allemande, ceux qui veillaient étaient les moins assurés de la qualité de leur sang. L’insécurité donne les bons chiens de garde. Le maître d’école de Franconie, aux genoux cagneux, ridicule dans ses Lederhosen ; le boutiquier bavarois avec ses lentilles en cristal de roche ; le comptable roux de Thuringe avec son tic nerveux et son attirance pour les tout jeunes membres de la Jeunesse hitlérienne ; les handicapés et les moches, les nabots du fatras national — ceux-là étaient les plus bruyants défenseurs du Volk.

Ainsi donc, c’était Fiebes — le Fiebes myope, voûté, avec ses dents de lapin, le cocu notoire — que le Reich avait installé à ce poste crucial, le seul qu’il avait vraiment désiré et qui le comblait. Au rang des crimes capitaux, l’homosexualité et l’union interraciale avaient remplacé le viol et l’inceste. L’avortement, « acte de sabotage contre l’avenir racial de l’Allemagne », était passible de mort. Les années soixante étaient marquées par une forte recrudescence des crimes sexuels. Fiebes, renifleur de draps par tempérament, remplissait avec zèle sa mission, jour et nuit — toutes les heures que lui donnait le Führer. Pour reprendre l’expression de Max Jaeger, il était alors aussi heureux qu’un cochon dans la merde.

Pas aujourd’hui, en tout cas. Il avait picolé, ses yeux étaient humides, sa moumoute en forme d’aile de chauve-souris était légèrement de guingois.

March attaqua d’emblée :

« D’après les journaux, Stuckart est mort d’une crise cardiaque… »

Fiebes cligna des yeux.

« …mais selon l’Enregistrement, son dossier est chez toi.

— Je ne peux rien divulguer.

— Tu le peux parfaitement. Nous sommes collègues. »

March prit une chaise et alluma une cigarette.

« Je suppose qu’on a le topo habituel — éviter le scandale pour les familles ? »

Fiebes murmura :

« Pas seulement les familles. (Il hésita.) Je peux en prendre une ?

— Sûr. »

March tendit son paquet puis actionna son briquet. Fiebes tira maladroitement une bouffée, comme un écolier.

« Cette affaire m’a pas mal secoué, March. J’ai pas peur de le dire. Ce type comptait pour moi.

— Tu le connaissais ?

— De réputation, évidemment. Je ne l’ai jamais vraiment rencontré. Pourquoi tu t’intéresses à ça ?