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— Sécurité d’État. Je ne suis pas autorisé à en dire plus. Tu connais.

— Ah. Maintenant je comprends. (Fiebes remplit son verre de schnaps.) On est pareils, toi et moi.

— Oui ?

— Absolument. Tu es le seul, ici, à t’esquinter autant que moi. On est débarrassés de nos femmes, de nos gosses, de toute cette merde. On vit pour l’enquête. Quand ça tourne, on est bien. Quand ça foire… (Sa tête tomba en avant.) Tu connais le livre de Stuckart.

— Malheureusement non. »

Fiebes ouvrit un tiroir de son bureau et tendit un volume fatigué relié de cuir. Commentaire sur les Lois raciales allemandes. March tourna les pages. Des chapitres sur les lois de Nuremberg, les trois lois de 1935 : sur la Citoyenneté du Reich, sur la Protection du sang et de l’honneur allemands, sur la Protection de la santé génétique du peuple allemand. Des passages étaient soulignés à l’encre rouge ; en marge, des points d’exclamation. « Pour éviter le dommage racial, il est impératif que les couples se soumettent à un examen médical prénuptial. » « Le mariage entre individus atteints de maladie vénérienne, de handicap mental, d’épilepsie ou d’“infirmité génétique” (voir 1933, Loi de Stérilisation) ne sera autorisé que sur présentation d’un certificat de stérilisation. » Il y avait des tableaux : « Récapitulatif de l’Admissibilité du mariage entre Aryens et non-Aryens », « Fréquence du métissage au premier degré ».

Du charabia pour Xavier March.

Fiebes reprit :

« Une bonne partie de tout ça est dépassé, actuellement. Tout ce qui se réfère aux Juifs… (Il fit un geste vague.) Comme chacun sait, ils sont à l’Est. Mais le Stuckart reste une bible dans ce qui est ma vocation. Une pierre angulaire. »

March lui rendit le livre. Fiebes le berça comme un nouveau-né.

« Ce que j’aurais voulu voir, c’est le dossier sur la mort de Stuckart. »

Il s’apprêtait à argumenter. Mais Fiebes se contenta d’un mouvement ample avec sa bouteille de schnaps.

« Je t’en prie ! »

Le dossier Kripo était une pièce de musée. Il remontait à plus d’un quart de siècle. En 1936, Stuckart avait été nommé au ministère de l’Intérieur, membre du Comité pour la protection du sang allemand — un tribunal de fonctionnaires civils, de juristes et de médecins qui statuait sur les demandes de mariage entre Aryens et non-Aryens. Peu de temps après, la police avait reçu des dénonciations anonymes : Stuckart aurait délivré des autorisations de mariage en échange de pots-devin ; apparemment, il aurait aussi exigé les faveurs de certaines demanderesses.

Le premier plaignant cité était un tailleur de Dortmund, un certain Maser, qui avait protesté auprès de la cellule locale du Parti à propos de violences sexuelles infligées à sa fiancée. Sa déclaration avait été transmise à la Kripo. Aucune trace d’enquête. Mais Maser et sa promise avaient été envoyés en KZ. D’autres pièces, de nombreux rapports d’informateurs, y compris du Blockleiter de Stuckart pendant la guerre. Aucune mention d’une action quelconque.

En 1953, Stuckart avait noué une liaison avec une jeunesse de dix-huit ans, Maria Dymarski, de Varsovie. Elle avait revendiqué des ancêtres allemands remontant à 1720 pour pouvoir épouser un capitaine de la Wehrmacht. Les experts du ministère de l’Intérieur concluent à un faux. L’année suivante. Maria Dymarski reçoit un permis de travail comme domestique à Berlin. L’employeur s’appelle Stuckart.

March leva les yeux.

« Comment a-t-il pu s’en tirer pendant dix ans ?

— Un Obergruppenführer ? On ne porte pas plainte contre ça. Regarde ce qui est arrivé au tailleur quand il a osé. D’ailleurs personne n’avait de preuves.

— Il y en a maintenant ?

— Regarde dans l’enveloppe. »

Jointe au dossier, une enveloppe brune. Et une douzaine de photos couleurs, d’une qualité étonnante, montrant Stuckart et Dymarski au lit. Deux corps blancs sur des draps de satin rouge. Visages grimaçants sur certains clichés, apaisés sur d’autres ; faciles à identifier. Toutes les vues étaient prises du même endroit, sur le côté du lit. Le corps de la fille, pâle et mal nourri, paraissait fragile à côté de celui de l’homme. Sur une photo, elle était assise sur lui, ses bras minces et blancs croisés sur la nuque, visage tourné vers l’objectif ; elle avait des traits slaves, mais ses longs cheveux teints en blond pouvaient la faire passer pour une Allemande.

« C’est pas très récent…

— Environ dix ans. Il est devenu plus gris. Elle a pris quelques kilos. Avec l’âge, elle ressemble encore plus à une pute.

— Une idée de l’endroit ? »

L’arrière-plan n’était qu’une masse de couleurs confuse et floue. La tête de lit en bois brun, le papier peint à rayures rouges et blanches, la lampe et son reflet jaune… ce pouvait être n’importe où.

« Chez lui, sûrement pas. En tout cas, pas comme c’est décoré maintenant. Peut-être un hôtel, une maison de passe. L’appareil est derrière un miroir sans tain. Tu remarques la façon dont ils fixent l’objectif ? J’ai vu ce regard des centaines de fois. Ils se reluquent dans le miroir. »

March réexamina chacune des photos. Tirages lisses et brillants, sans une griffe — de nouvelles épreuves à partir des négatifs d’origine. Le type de photos qu’un maquereau cherche à vous refiler dans une ruelle louche de Kreuzberg.

« Où les a-t-on trouvées ?

— À côté des corps. »

Stuckart avait d’abord abattu sa maîtresse. Selon le rapport d’autopsie, elle était couchée, entièrement vêtue, la face contre le lit, dans l’appartement de Stuckart, Fritz-Todt-Platz. Il lui avait collé une balle dans la nuque avec son SS Luger (sûrement la première fois que le vieux gratte-papier l’utilisait, pensa March — si cette histoire tenait debout). Des traces de coton et de duvet dans la plaie donnaient à croire qu’il avait tiré à travers un oreiller. Puis il s’était assis au bord du lit pour se tirer une balle dans la bouche. Sur les photos de la scène, aucun corps n’était reconnaissable. Le pistolet était encore serré dans la main de Stuckart.

« Il a laissé un mot, dit Fiebes. Sur la table de la salle à manger.

“Par ce geste, j’espère épargner de l’embarras à ma famille, au Reich, au Führer. Heil Hitler ! Vive l’Allemagne ! Wilhelm Stuckart.”

— Chantage ?

— Sans doute.

— Qui a trouvé le corps ?

— C’est là que ça devient drôle. Une journaliste — une Américaine ! »

Fiebes avait craché le dernier mot avec un mépris total.

La déposition était dans le dossier : Charlotte Maguire, vingt-cinq ans, correspondante à Berlin pour une agence américaine, World European Features.

« Une vraie petite pute. Elle a commencé par gueuler à propos de ses droits quand on l’a embarquée. Ses droits ! » Il y alla d’une autre gorgée de schnaps.

« Merde. Je suppose qu’à présent on doit être aimables avec les Américains, pas vrai ? »

March nota l’adresse de la fille. Le seul autre témoin interrogé était le gardien de l’immeuble. L’Américaine prétendait avoir vu deux hommes dans l’escalier juste avant la découverte du corps. Le concierge jurait qu’il n’avait vu personne.

March releva brusquement la tête. Fiebes sursauta aussitôt :

« Qu’est-ce que c’est ?

— Rien. Une ombre devant ta porte, je ne sais pas…

— Mon Dieu, cet endroit… »