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Fiebes courut ouvrir la porte de verre dépoli et regarda de part et d’autre dans le couloir. March en profita pour détacher l’enveloppe agrafée à l’arrière du dossier et la fourrer dans sa poche.

« Personne. Tes nerfs te jouent des tours, March.

— Imagination hyperactive : mon problème depuis toujours. »

Il ferma le dossier et se leva.

Fiebes oscilla sur ses jambes en louchant.

« Tu ne le prends pas ? T’es pas sur le coup avec la Gestapo ?

— Non. Une autre affaire.

— Ah ! (Il s’assit lourdement.) Quand tu as prononcé “sécurité d’État”, je me suis dit… Quelle importance. C’est plus de mon ressort. La Gestapo a pris le relais, Dieu merci. Obergruppenführer Globus — c’est lui le responsable. Tu en as sûrement entendu parler. Une brute, d’accord, mais il saura démêler l’affaire. »

Le bureau d’information de l’Alexanderplatz avait l’adresse de Luther. Selon les données de la police, il habitait toujours Dahlem. March alluma une cigarette avant de composer le numéro. Le téléphone sonna longtemps — un écho morne et froid, hostile, quelque part dans la ville. Au moment où il allait raccrocher, une femme répondit.

« Allô ?

— Frau Luther ?

— Oui. »

À l’oreille, elle paraissait plus jeune que prévu. Mais sa voix était épaisse, comme si elle venait de pleurer.

« Mon nom est Xavier March. Je suis enquêteur à la Kripo de Berlin. Puis-je parler à votre mari ?

— Je suis désolée… je ne comprends pas. Si vous êtes de la police, sûrement vous savez…

— Savez ? Savez quoi ?

— Qu’il a disparu. Depuis dimanche. »

Elle se mit à pleurer.

« Je suis navré d’apprendre cela. »

March tapota sa cigarette sur le bord du cendrier.

Grand Dieu, encore un !

« Il a dit qu’il se rendait pour affaires à Munich, qu’il rentrerait lundi. (Elle se moucha.) Mais j’ai déjà expliqué tout cela. Vous devez savoir que cette affaire est traitée au plus haut niveau. Comment ?… »

Elle s’interrompit. March entendit une conversation à l’autre bout du fil. Une voix d’homme, dans la pièce, dure, posant des questions.

« L’Obergruppenführer Globocnik est ici. Il voudrait vous parler. Comment disiez-vous, votre nom ? »

March reposa le combiné.

En sortant, il pensa au coup de téléphone chez Bühler, ce matin. La voix d’un vieil homme :

« Bühler ? Parlez.

— Qui est à l’appareil ?

— Un ami. »

Clic.

7

La Bulowstrasse court d’est en ouest sur environ un kilomètre, dans l’un des quartiers les plus animés de Berlin, près de la gare de Gotenland. L’adresse de l’Américaine était à peu près à mi-chemin, dans un bloc d’habitations.

L’endroit était plus délabré que March ne s’y attendait : cinq niveaux, noircis par un siècle de suies et d’échappements de voitures, maculés de fiente. Un poivrot était affalé près de l’entrée, tournant la tête pour suivre les passants. En face, de l’autre côté de la rue, une station aérienne du U-Bahn. Au moment où il gara la voiture, un train quitta la station ; les wagons rouges et jaunes faisaient jaillir des éclairs bleu-blanc d’électricité, fulgurants dans le jour qui tombait.

L’appartement était au quatrième. Personne. Un mot en anglais était scotché sur la porte : « Henry, je suis au bar Potsdamer Strasse. Love. Charlie. »

March redescendit l’escalier d’un pas lourd, découragé. La Potsdamer Strasse était longue, avec des bars partout.

« Je cherche Fräulein Maguire, dit-il à la concierge dans le vestibule. Vous avez une idée de l’endroit où je peux la trouver ? » Ce fut comme s’il avait actionné un interrupteur : « Elle est sortie il y a une heure, Herr Sturmbannführer. Vous êtes le deuxième à la demander. Un quart d’heure après son départ, un jeune type est passé. Également un étranger — bien habillé, les cheveux courts. Elle rentrera pas avant minuit, vous pouvez me croire. »

March se demanda sur combien de ses locataires la vieille avait ainsi filé des tuyaux à la Gestapo.

« Il y a un lieu où elle va régulièrement ?

— Heini’s. Derrière le coin. C’est là que traînent tous ces fichus étrangers.

— Votre sens de l’observation vous honore, madame. »

Le temps de lui permettre de réattaquer son tricot, et cinq minutes plus tard, March n’ignorait plus rien de « Charlie » Maguire. Il savait qu’elle avait des cheveux noirs coupés court ; qu’elle était petite et mince ; qu’elle portait un imper de plastique brillant bleu, « et des hauts talons, comme une pute » ; qu’elle logeait là depuis six mois ; qu’elle n’avait pas d’heure et que souvent elle ne se levait pas avant midi ; qu’elle payait son loyer en retard ; qu’il fallait voir la quantité de bouteilles d’alcool vides que cette traînée jetait à la poubelle… « Non, merci, madame, je ne désire pas les inspecter, ce ne sera pas nécessaire, vous m’avez été d’une très grande aide… »

Il prit à droite dans Bulowstrasse. Puis encore à droite, jusqu’à la Potsdamer Strasse. Heini’s était à cinquante mètres sur la gauche. Une enseigne peinte montrait un patron brasseur — grand tablier et moustache en guidon de vélo — brandissant une chope écumante de bière. En dessous, une partie des lettres au néon rouge ne brûlait plus : Hei..s.

Le café était tranquille, sauf un coin où un groupe de six personnes avait pris place autour d’une table, parlant haut et fort, avec des accents anglais. Elle était la seule femme. Elle riait en passant sa main dans les cheveux d’un homme plus âgé. Lui aussi riait. Puis il aperçut March, dit quelque chose, et le rire se figea net. Ils le regardèrent s’approcher. Il avait conscience de son uniforme, du bruit de ses bottes sur le parquet ciré.

« Fräulein Maguire, mon nom est Xavier March de la Kriminalpolizei de Berlin. (Il produisit sa carte.) J’aimerais vous parler, si vous le permettez. »

Elle avait de grands yeux foncés, qui reflétaient les lumières du bar.

« Allez-y.

— En privé, je vous prie.

— Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre. »

Elle se tourna vers l’homme dont elle avait ébouriffé les cheveux et murmura quelque chose que March ne put saisir. Ils riaient tous. March ne bougeait pas. Finalement, un homme plus jeune en veston de sport et chemise à col boutonné se leva. Il sortit une carte de sa poche de poitrine et la présenta.

« Henry Nightingale. Deuxième secrétaire à l’ambassade des États-Unis. Je suis désolé, monsieur March, mais miss Maguire a raconté tout ce qu’elle savait à vos collègues. »

March ignora la carte.

La jeune femme reprit :

« Si vous êtes vraiment décidé à vous incruster, autant vous joindre franchement à nous. Voici Howard Thompson du New York Times. »

L’homme plus âgé leva son verre.

« Lui, c’est Bruce Fallon de United Press. Peter Kent, CBS. Arthur Haines, Reuter. Henry, les présentations sont faites. Moi, vous me connaissez apparemment. On prend un pot pour célébrer la grande nouvelle. Allons : Américains et SS, tous copains maintenant.

— Doucement, Charlie, dit le jeune homme de l’ambassade.