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— La ferme, Henry. Seigneur ! Si ce type ne bouge pas tout de suite, je me lève et je discute le coup avec lui rien que par ras-le-bol. Regardez… »

Elle prit une feuille de papier chiffonné sur la table et l’agita sous le nez de March. « Voilà ! C’est tout ce que je récolte pour avoir été mêlée à ce cirque. Mon visa retiré pour “fraternisation avec un citoyen allemand sans autorisation officielle”. J’étais censée vider les lieux aujourd’hui même. Les copains ont discuté le coup au ministère de la Propagande et m’ont obtenu une semaine de rabiot. Ça faisait moche dans le tableau, pas vrai ? Me jeter le jour de la grande nouvelle.

— C’est important », insista March.

Elle le considéra. Un regard froid. L’homme de l’ambassade posa sa main sur son bras.

« Tu n’es pas forcée d’y aller. »

C’est ce qui parut la décider.

« Tu vas la boucler, Henry ? »

Elle se libéra net et ramena son imper sur ses épaules.

« Il a l’air fréquentable — pour un Nazi. Merci pour le drink. »

Elle vida d’un trait le contenu de son verre — whisky soda, d’après l’apparence — et se leva.

« Allons-y. »

Celui qui s’appelait Thompson dit quelque chose en anglais.

« Je le serai. Ne t’en fais pas. »

Dehors, elle demanda :

« Où allons-nous ?

— Vers ma voiture.

— Et puis ?

— L’appartement du Dr Stuckart.

— Le pied ! »

Elle était vraiment petite. Même trottinant sur ses hauts talons, elle ne lui arrivait pas à l’épaule. Il lui ouvrit la portière de la Volkswagen. Quand elle se pencha, il surprit son haleine, l’odeur de whisky et celle de cigarette — française, pas allemande — et aussi son parfum, quelque chose de cher, pensa-t-il.

Le moteur 1300 de la Volkswagen crépitait dans leur dos. March conduisait prudemment : vers l’ouest, par la Bülowstrasse, autour de Berlin-Gotenland, puis au nord, l’avenue de la Victoire. L’artillerie prise au cours de l’offensive Barberousse bordait la chaussée, canons pointés vers les étoiles. Normalement, cette partie de la ville était tranquille en soirée ; les Berlinois préféraient les brasseries bruyantes derrière le Ku-Damm, ou les rues encombrées de Kreuzberg. Mais aujourd’hui, les gens étaient partout, en groupes, admirant les canons et les façades inondées de lumière, déambulant, léchant les vitrines.

« Qui peut avoir envie de sortir le soir pour s’extasier devant des canons ?

— Les touristes. Le 20, ils seront plus de trois millions. »

C’était risqué, ramener l’Américaine chez Stuckart, surtout à présent : Globus savait que quelqu’un de la Kripo cherchait à joindre Luther. Mais il devait voir les lieux, entendre sur place le récit de la fille. Il n’avait pas de plan, ni vraiment d’idée sur ce qu’il pourrait trouver. Il pensa à cette phrase du Führer : « Je vais là où la Providence le dicte, avec l’assurance d’un somnambule », et il sourit.

Devant eux, dans le faisceau croisé des projecteurs, se profilait l’aigle au sommet du Grand Dôme. Elle semblait suspendue dans le ciel, immense prédateur doré planant sur la capitale.

Elle avait remarqué son sourire.

« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Rien. »

Il prit à droite devant le Parlement européen. Les couleurs des douze membres étaient éclairées par des spots. La bannière à croix gammée était deux fois plus grande que les autres drapeaux.

« Racontez-moi, pour Stuckart. Jusqu’à quel point vous le connaissiez ?

— Pratiquement pas. Je l’ai rencontré grâce à mes parents. Mon père était en poste à l’ambassade, ici, avant la guerre. Il a épousé une Allemande, une actrice. Ma mère. Monika Koch, ça vous dit quelque chose ?

— Non, je ne crois pas. »

Son allemand était presque sans défaut. Elle avait dû le parler toute petite. Avec sa mère, sans doute.

« Elle serait navrée de vous entendre. Elle a l’air de penser qu’elle était une grande star. Bref, tous deux connaissaient vaguement Stuckart. Quand j’ai fait ma valise pour Berlin, l’an dernier, ils m’ont donné une liste de gens à contacter. Une bonne moitié étaient morts, ou tout comme. Les autres, le plus souvent, ne voulaient rien savoir. Les journalistes américains ne sont pas une compagnie très saine, si vous voyez ce que je veux dire. Je peux fumer ?

— Je vous en prie. Comment était Stuckart ?

— Affreux. »

Son briquet s’éclaira dans l’obscurité. Elle inhala profondément.

« Il m’a mis la main aux fesses alors que cette femme était présente, devant elle. Un peu avant Noël. Je l’ai évité, après cela. Puis, la semaine dernière, j’ai reçu un avis de mon bureau à New York. Ils voulaient un papier pour le soixante-quinzième anniversaire de Hitler, avec témoignages de compagnons de la première heure.

— Et vous avez téléphoné à Stuckart ?

— Oui.

— Vous êtes convenus de vous rencontrer dimanche. Et quand vous êtes arrivée, il était mort ?

— Si vous savez tout, pourquoi ces questions ?

— Je ne sais pas tout, Fräulein. Voilà le problème. »

Ils roulèrent en silence.

La Fritz-Todt-Platz était à deux blocs de l’avenue de la Victoire. Construit au milieu des années cinquante, dans le cadre du grand projet d’aménagement de la ville de Speer, l’ensemble regroupait des immeubles luxueux autour d’un petit square commémoratif. Au centre s’élevait une statue ridiculement grandiloquente de Todt, par le professeur Thorak.

« Lequel est celui de Stuckart ? »

Elle montra du doigt un bâtiment de l’autre côté du square. March fit le tour et alla se garer plus loin.

« Quel étage ?

— Quatre. »

Il leva les yeux. Le quatrième n’était pas éclairé. Bien.

La statue de Todt était éclaboussée de lumière. Dans le reflet, le visage de la jeune femme était pâle. Comme si elle était sur le point de se trouver mal. March pensa aux photos des cadavres qu’il avait vues chez Fiebes — le crâne de Stuckart comme un cratère, telle une bougie consumée de l’intérieur — et il comprit.

« Rien ne m’oblige à venir ici, n’est-ce pas ?

— Non. Mais vous le ferez.

— Pourquoi ?

— Parce que vous voulez savoir ce qui s’est passé là-haut. Presque autant que moi. C’est pour ça que vous êtes là. »

Elle le regarda fixement pour la deuxième fois. Puis elle écrasa sa cigarette, l’écrabouillant au fond du cendrier.

« Alors, vite. J’aimerais rejoindre mes amis. »

Les clés de l’immeuble étaient toujours dans l’enveloppe que March avait détachée du dossier. Cinq au total. Il trouva la bonne, qui leur donna accès au hall d’entrée — luxueux et vulgaire, dans le goût néoimpérial, sol de marbre blanc, lustre de cristal, sièges dorés du XIXe siècle garnis de peluche rouge, une odeur insistante de fleurs séchées. Pas de portier, grâce au ciel : l’homme devait avoir pris congé. En fait, tout l’immeuble paraissait désert. Les occupants étaient sans doute ailleurs, à la campagne, dans leur résidence secondaire. Berlin — la foule — était invivable les jours précédant le Führertag. Les gens chics fuyaient la capitale.

« Et maintenant ?

— Dites-moi simplement ce qui s’est passé.

— Le gardien était à la réception, ici. J’ai demandé Stuckart. Il m’a envoyée au quatrième. Je ne pouvais pas prendre l’ascenseur, on le réparait. Un technicien y travaillait. J’ai donc été à pied.