« Maintenant, expliquez-moi à nouveau ce qui s’est passé.
— Le portier a ouvert la porte. Nous sommes entrés dans le vestibule. (Le ton de sa voix avait monté. Elle tremblait.) Il a appelé et personne n’a répondu. On s’est donc avancés. J’ai d’abord ouvert cette porte. »
C’était le genre de salle de bains que March n’avait vue que dans les magazines sur papier glacé. Marbre blanc et miroirs fumés, baignoire encastrée, double lavabo et robinets dorés… La touche de Maria Dymarski ; il l’imagina plongée dans l’édition allemande de Vogue chez son coiffeur du Ku-Damm, pendant qu’on teignait ses racines polonaises en blond aryen. « Ensuite je suis allée dans le salon… » March tourna l’interrupteur. Une baie vitrée sur tout un côté, surplombant le square. Sur les autres murs, partout, des miroirs. Où qu’il se tournât, il voyait sa propre image et celle de la fille : l’uniforme noir et l’imper bleu électrique, incongrus parmi les antiquités. Les nymphes étaient le thème décoratif récurrent : sculptées en bois doré, elles s’enroulaient autour des miroirs ; coulées en bronze, elles soutenaient les lampes à pied et les pendules. Nymphes en tableaux et nymphes en statues, nymphes des bois et nymphes des eaux ; Amphitrite et Thétis.
« J’ai entendu le cri et je me suis précipitée… »
March ouvrit la porte de la chambre à coucher. Charlotte Maguire détourna la tête. Le sang paraît toujours noir dans la pénombre. Des formes sombres, tourmentées et grotesques, montaient à l’assaut des murs et jusqu’au plafond, comme des ombres d’arbres.
« Ils étaient sur le lit, c’est ça ? »
Elle hocha la tête.
« Qu’avez-vous fait ?
— Appelé la police.
— Où était le portier ?
— Dans la salle de bains.
— Vous êtes revenue regarder ?
— Qu’est-ce que vous croyez ? »
Elle se frotta les yeux avec sa manche, l’air mauvais.
« Très bien, Fräulein. Ça ira. Patientez dans le salon. »
Le corps humain contient cinq litres de sang : suffisant pour barbouiller tout un appartement. March s’efforça d’éviter de regarder le lit et les murs en travaillant. Il ouvrit les portes des placards, palpa les doublures des vêtements, explora chaque poche de ses mains toujours gantées. Les tables de nuit : ouvertes et fouillées. Le contenu des tiroirs avait été vidé pour inspection, puis remis en place n’importe comment. Du boulot typique d’Orpo ; tout saloper et brouiller les pistes plus qu’autre chose.
Rien. Rien. Tant de risques pour ça ?
Il était à genoux, un bras sous le lit, quand il l’entendit. Il lui fallut une seconde pour enregistrer.
« Désolée, murmura-t-elle, quand il arriva en courant. Je n’aurais pas dû y toucher. »
Il prit la boîte de chocolats, doucement, et referma le couvercle sur la mélodie.
« Où était-ce ?
— Sur cette table. »
Quelqu’un avait ramassé et inspecté le courrier de Stuckart — celui des trois derniers jours. Les enveloppes avaient été ouvertes proprement, les lettres retirées ; elles formaient un tas à côté du téléphone. Il ne les avait pas remarquées en entrant. Curieux. Les chocolats, il le constatait, avaient été emballés exactement comme ceux de Bühler, cachet de la poste de Zurich, seize heures, lundi.
Puis il vit le coupe-papier dans sa main.
« Je vous avais dit de ne toucher à rien.
— Je vous le répète, je suis désolée.
— Vous croyez que c’est un jeu ? Elle est encore plus siphonnée que moi. Vous allez sortir d’ici. »
Il voulut prendre son bras, mais elle se déroba.
« Pas question. »
Elle reculait, la pointe du coupe-papier pointée vers lui.
« J’estime avoir autant le droit que vous d’être ici. Essayez de me jeter dehors : je crierai si fort que toute la Gestapo de cette ville sera bientôt en train de cogner à cette porte.
— Vous avez une lame, j’ai un pistolet.
— Oui, mais vous n’oserez pas vous en servir. »
March se passa la main dans les cheveux. Tu te croyais malin, la retrouver, la persuader de venir ici. Mais c’est ce qu’elle voulait depuis le début. Elle cherche quelque chose… Le roi des cons.
« Vous m’avez menti.
— Vous aussi. Un partout.
— Il y a des risques. Je vous assure, vous n’avez pas idée…
— Je sais en tout cas une chose : ma carrière est peut-être bousillée à cause de ce qui s’est passé ici. Je peux me faire virer en rentrant à New York. On me fout à la porte de cette saleté de pays pourri, et je veux savoir pourquoi.
— Qu’est-ce qui m’assure que je peux me fier à vous ?
— Et moi, pour vous ? »
Ils restèrent ainsi sûrement trente secondes : lui, la main dans les cheveux ; elle, le coupe-papier menaçant. Dehors, de l’autre côté de la place, une horloge se mit à sonner. March consulta sa montre. Dix heures du soir.
« Pas le temps de discuter. (Il parlait précipitamment.) Les clés : celle-ci ouvre la porte d’en bas ; celle de l’appartement ; ceci ouvre le placard dans la chambre ; une clé du bureau ; celle-ci… (Il la balança au bout de ses doigts.) Celle-ci, je pense, sert à ouvrir un coffre. Où est-il ?
— Aucune idée. »
Ils cherchèrent en silence une dizaine de minutes, déplaçant les meubles, tirant les tapis, soulevant les tableaux. Tout à coup, elle fit remarquer :
« Le miroir est décroché. »
C’était un petit miroir ancien, peut-être trente centimètres de côté, au-dessus de la table où elle avait ouvert le courrier. March agrippa le cadre. Pas moyen de le tirer.
« Essayez ceci. »
Elle lui tendait le coupe-papier.
Elle avait raison. Aux deux tiers, à gauche, sous le rebord de l’encadrement, il y avait un minuscule levier. March pressa avec la pointe de la lame et sentit quelque chose céder. Le miroir était monté sur charnières ; en pivotant, il révéla un coffre-fort.
March l’examina et jura. Un verrou à combinaison. La clé ne suffisait pas.
« Et maintenant ? dit-elle.
— Dans l’adversité, cita March, l’officier avisé trouve toujours l’ouverture. »
Il décrocha le téléphone.
8
À cinq mille kilomètres, le président Kennedy fit étinceler son célèbre sourire. Il se tenait derrière une gerbe de micros, s’adressant à une foule dans un stade. Les bannières rouge blanc bleu ondulaient derrière lui. « Kennedy réélection ! » « Encore quatre, soixante-quatre ! » Il cria quelque chose que March ne comprit pas. La foule l’acclama.
« Qu’est-ce qu’il dit ? »
L’écran de télévision jetait une lueur bleuâtre dans le noir. Charlotte Maguire traduisit.
« “Les Allemands ont leur système, nous avons le nôtre. Mais nous sommes tous citoyens d’une même planète. Tant que nos deux nations s’en souviendront, je le crois sincèrement, nous pouvons avoir la paix”. Longs applaudissements de la foule imbécile. »
Elle avait ôté ses chaussures et était étendue à plat ventre devant le récepteur.