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« Je suis débile, Max. J’aurais jamais dû t’impliquer. Désolé.

— Laisse tomber. »

Jaeger dispersa la fumée d’un grand geste. Il se pencha vers March et parla à voix basse.

« Tu dois me laisser endosser ma part de torts, Zavi. L’excellent camarade du Parti Jaeger ici présent. Chemise brune. Chemise noire. Toutes les foutues chemises. Vingt années dédiées à la cause sacrée : garder son cul propre. »

Il pressa les genoux de March.

« Ils me le doivent. Je suis créditeur. »

Il tendit davantage le cou, dans un murmure :

« Toi, ils t’ont dans le collimateur. Solitaire. Divorcé. Ils vont t’écorcher vif. Alors que moi ? Jaeger, le conformiste. Marié à une titulaire de la Croix de la Maternité allemande. Classe de bronze, s’il vous plaît. Certes, pas vraiment un phénix dans son boulot…

— Tais-toi.

— … mais sûr. Alors écoute : ce matin, je ne suis pas fichu de t’avertir que la Gestapo a repris l’affaire Bühler. Quand tu reviens, c’est moi qui propose d’aller creuser du côté de Stuckart… Ils épluchent mon dossier. Et si ça vient de moi, ils gobent tout.

— C’est chic de ta part…

— Merde, vieux, c’est rien.

— … mais ça ne marchera pas.

— Pourquoi ?

— Parce qu’on est au-delà des petites faveurs et des beaux dossiers nickel. Tu ne vois pas ? Bühler ? Stuckart ? Ils étaient au Parti avant même qu’on soit nés. Et qui leur a fait une fleur le moment venu ?

— Tu crois vraiment que la Gestapo les a liquidés ? »

Jaeger eut l’air effrayé.

March mit un doigt sur ses lèvres avec un mouvement en direction de la photo.

« Ne rien dire que Heydrich ne puisse entendre », fit-il dans un souffle.

La nuit se traîna en silence. Vers trois heures, Jaeger rassembla des chaises, s’étendit tant bien que mal et ferma les yeux. Quelques minutes plus tard, il ronflait. March retourna près de la fenêtre.

Il pouvait sentir dans sa nuque le regard fixe de Heydrich. Il tenta de penser à autre chose, sans résultat, fit volte-face pour affronter le portrait. Uniforme noir, visage blafard, émacié, cheveux argentés — rien de vraiment humain, le négatif photographique d’un crâne. Une radiographie. La seule trace de couleur, au milieu de ce masque mortuaire : deux petits yeux bleu pâle, comme des éclats de ciel d’hiver. March n’avait jamais rencontré Heydrich, ni même vu. Il connaissait les rumeurs. La presse le décrivait comme le surhomme incarné de Nietzsche. Heydrich dans son uniforme de pilote (il avait été en mission de combat aérien sur le front Est) ; Heydrich dans sa tenue d’escrime (il avait défendu les couleurs de l’Allemagne aux jeux Olympiques) ; Heydrich et son violon (il pouvait arracher des larmes à ses auditeurs par le pathos de son jeu). Quand l’avion qui transportait Heinrich Himmler avait explosé en vol, deux ans plus tôt, Heydrich l’avait remplacé comme Reichsführer-SS. On disait à présent qu’il était bien placé pour succéder au Führer. À la Kripo un murmure persistant voulait que le policier en chef du Reich prît plaisir à tabasser les prostituées.

March revint s’asseoir. Un lourd engourdissement s’insinuait en lui, une paralysie : d’abord les jambes, puis le tronc, la tête, l’esprit. Malgré lui, il glissa dans un mauvais sommeil. Un moment, au loin, il crut entendre un cri — humain, désespéré —, mais ce pouvait être un rêve. Des pas résonnèrent dans sa tête. Une clé qu’on tourne. Le bruit d’une porte de cellule.

Il fut réveillé sans ménagement par une main rude.

« Messieurs, bonjour. J’espère que vous avez pu prendre un peu de repos ? »

C’était Krebs.

March se sentait moche. Ses yeux piquaient dans le scintillement maladif du néon. Par la fenêtre, à l’approche du jour, le ciel devenait gris perle.

Jaeger grommela et ramena ses pieds sur le sol.

« Et qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

— On cause, dit Krebs. Venez.

— C’est qui ce gamin, pour nous bousculer ? » marmonna Jaeger à l’intention de March.

Il était assez réveillé pour parler à mi-voix.

Ils suivirent Krebs dans le corridor. March était sceptique. À quoi jouaient-ils ? L’interrogatoire est d’ordinaire un exercice de nuit. Pourquoi attendre le matin ? Pourquoi leur donner une chance de récupérer, de peaufiner l’une ou l’autre histoire bien édifiante ?

Krebs s’était rasé. Sa peau était tachetée de minuscules pointes de sang.

« La salle d’eau à droite. Vous désirez vous rafraîchir ? »

C’était plutôt un ordre qu’une question.

Dans le miroir, les yeux injectés, hirsute, March ressemblait davantage à un repris de justice qu’à un policier. Il remplit le lavabo, remonta ses manches, défit sa cravate, inonda son visage d’eau glacée, ses bras, sa nuque, laissa couler l’eau le long de son dos. La morsure du froid le ramenait à la vie. Jaeger était près de lui.

« N’oublie pas ce que je t’ai dit. »

March ouvrit précipitamment les robinets.

« Gaffe.

— Tu crois qu’ils connectent les toilettes ?

— Ils connectent tout. »

Krebs les fit descendre. Les gardes leur avaient emboîté le pas. La cave ? Leurs bottes résonnèrent dans le grand hall — plus calme qu’à leur arrivée — et ils furent dehors, dans la faible lumière du matin.

Pas la cave.

Le chauffeur qui les avait amenés attendait dans la BMW. Le convoi se reforma pour obliquer au nord, vers les premiers bouchons de l’heure de pointe autour de la Potsdamer Platz. Les étalages des grands magasins exposaient pieusement de grandes photographies encadrées du Führer — le portrait officiel, celui du milieu des années cinquante, par le photographe anglais Cecil Beaton. Des branches et des fleurs formaient des guirlandes autour des cadres, la décoration traditionnelle pour l’anniversaire du Führer. Encore quatre jours, avec chaque matin une nouvelle floraison de bannières à croix gammées. La ville serait bientôt une formidable forêt de rouge, blanc et noir.

Jaeger s’agrippait à l’accoudoir, l’air mal en point.

« Allons, Krebs, dit-il d’une voix conciliante. Nous avons tous le même rang. Dites-nous où l’on va. »

Krebs ne répondit pas. La coupole du Grand Dôme se dressait devant eux. Dix minutes plus tard, lorsque la BMW bifurqua à gauche, sur l’Axe Est-Ouest, March devina leur destination.

Il était près de huit heures quand ils arrivèrent. Les grilles de fer de la villa Bühler étaient largement ouvertes. La propriété était remplie de véhicules et constellée d’uniformes noirs. Un soldat SS balayait la pelouse avec un magnétomètre à protons. Derrière lui, fichés dans le sol, des fanions rouges. Trois soldats creusaient des trous. Garés sur le gravier, plusieurs BMW de la Gestapo, un camion et une camionnette de sécurité, du type utilisé pour les transports de lingots.

March sentit le coup de coude de Jaeger. Parquée dans l’ombre de la maison, son chauffeur appuyé contre la carrosserie, une limousine blindée, une Mercedes. Un fanion de métal était fixé sur la grille du radiateur : éclairs d’argent de la SS sur fond noir ; dans un angle, comme un symbole cabalistique, la lettre gothique K.

2

Le chef de la Kriminalpolizei du Reich était un homme âgé. Il s’appelait Artur Nebe. Il était une légende.

Nebe dirigeait la police judiciaire de Berlin bien avant l’arrivée du Parti au pouvoir. Il avait la tête menue et la peau triste et squameuse d’une tortue. En 1954, pour ses soixante ans, le Reichstag lui avait voté l’octroi d’une grande propriété dans l’Ostland, près de Minsk, incluant quatre villages ; il ne s’était jamais donné la peine d’aller voir jusque-là. Il vivait seul avec sa femme alitée, à Charlottenburg, dans une vaste maison marquée par l’odeur de désinfectant et le souffle de l’oxygène pur. Le bruit courait parfois que Heydrich rêvait de le mettre sur la touche, pour le remplacer par un homme à lui à la tête de la Kripo ; mais il n’osait pas. Onkel Artur, comme on l’appelait au Werderscher Markt, oncle Artur savait tout.