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March l’avait déjà vu de loin, jamais de près. Là, il était assis au piano de Bühler, tapotant une touche aiguë, d’un doigt noueux et jaunâtre. L’instrument était désaccordé ; la note vibrait désagréablement dans l’air poussiéreux.

À la fenêtre, tournant le dos à la pièce, Odilo Globocnik.

Krebs claqua les talons et salua.

« Heil Hitler ! Les inspecteurs March et Jaeger. »

Nebe continua à frapper la touche.

« Ah ! »

Globus pivota.

« Les grands enquêteurs. »

De près, il ressemblait à un taureau en uniforme. Son cou tendait à l’extrême le col de sa chemise. Ses bras pendaient mais ses mains étaient crispées, deux poings rouges rageurs. Sur sa joue gauche, une masse de tissus cicatriciels, tachetée d’écarlate. La violence qui se dégageait de lui semblait crépiter dans l’air sec, comme de l’électricité statique. Chaque fois que Nebe jouait une note, son visage se crispait. Il aurait aimé boxer le vieil homme, pensa March. Il ne s’y risquait pas. Nebe était d’un rang plus élevé que le sien.

« Si le Herr Oberstgruppenführer a terminé son récital, dit-il en serrant les dents, nous pouvons commencer. »

La main de Nebe se figea au-dessus du clavier.

« Comment peut-on posséder un Bechstein et le laisser désaccordé ? (Il regarda en direction de March.) Vous expliquez cela ?

— C’est sa femme qui jouait, Herr Oberstgruppenführer. Elle est morte il y a onze ans.

— Et personne n’a joué depuis ce temps ? (Nebe referma l’abattant et passa son doigt dans la poussière.) Curieux. »

Globus intervint :

« Nous avons tous beaucoup à faire. Tôt ce matin, j’ai rapporté certains faits au Reichsführer. Comme vous le savez, Herr Oberstgruppenführer, la présente réunion se tient sur son ordre. Krebs précisera la position de la Gestapo. »

March échangea un regard avec Jaeger. L’affaire était remontée jusqu’à Heydrich…

Krebs avait préparé une note dactylographiée. D’une voix sans expression, il commença à lire.

« Notification de la mort du Dr Josef Bühler a été reçue par message télex au QG de la Gestapo, venant de l’officier de garde de la Kriminalpolizei de Berlin à deux-quinze hier matin, 14 avril. À huit-trente, étant donné le rang de SS-Brigadeführer honoraire du camarade du Parti Bühler, le Reichsführer a été informé personnellement de ce décès. »

March avait les mains crispées derrière son dos, les ongles enfoncés dans ses paumes. Sur la joue de Jaeger, un muscle tressaillait.

« Au moment de sa mort, la Gestapo terminait une enquête sur les activités du camarade du Parti Bühler. Vu cette circonstance, et vu l’ancienne position du défunt au Gouvernement général, le dossier a été classé Sécurité de l’État, et le contrôle opérationnel transféré à la Gestapo. Toutefois, à la suite d’une apparente interruption dans les procédures de télécommunication, cette réassignation n’a pas été notifiée à l’inspecteur de la Kripo Xavier March, qui a pénétré illégalement au domicile du défunt. »

La Gestapo enquêtait sur Bühler ? March s’efforçait de ne pas quitter Krebs des yeux, en restant impassible.

« Point deux : la mort du camarade du Parti Wilhelm Stuckart. Des investigations menées par la Gestapo indiquent que les affaires Stuckart et Bühler sont liées. À nouveau, le Reichsführer a été informé. À nouveau, l’enquête sur la question a été transférée à la Gestapo. Et à nouveau, l’inspecteur March, cette fois accompagné de l’inspecteur Max Jaeger, a poursuivi ses propres investigations au domicile du défunt. À minuit douze, le 15 avril, les inspecteurs March et Jaeger ont été appréhendés par moi-même dans l’immeuble du camarade du Parti Stuckart. Ils ont accepté de m’accompagner au QG de la Gestapo, dans l’attente d’une clarification de la question à un niveau plus élevé.

« Signé, Karl Krebs, SS-Sturmbannführer.

« Je l’ai daté, six heures ce matin. »

Krebs plia le mémorandum et le tendit au chef de la Kripo. Dehors, une bêche raclait sur le gravier. Nebe glissa le document dans sa poche intérieure.

« Voilà pour le rapport. Naturellement, nous présenterons une minute de nos conclusions. Cela dit, Globus : de quoi s’agit-il réellement ? Vous mourez d’envie de nous le raconter, je le sais.

— Heydrich voulait que vous vous rendiez compte en personne.

— De quoi donc ?

— De ce à côté de quoi est passé votre homme ici présent, lors de sa petite excursion en solitaire. Si vous voulez bien me suivre. »

Ça se passait dans la cave. Mais même s’il avait forcé la porte, March doutait qu’il l’aurait découvert. Derrière le bric-à-brac habituel — meubles cassés, outils hors d’usage, tapis enroulés et ficelés —, on remarquait une cloison de bois. Un des panneaux était factice.

« Nous savions ce que nous cherchions, figurez-vous. »

Globus se frottait les mains.

« Messieurs, je vous le garantis : vous n’avez jamais vu une chose pareille. »

Derrière la cloison, une pièce. Globus actionna un interrupteur ; l’effet était époustouflant. Une sacristie. Une boîte à bijoux. Des anges et des saints ; des nuages et des temples ; des aristocrates hautains en fourrure blanche et damas pourpre ; de la chair rose étalée sur de la soie jaune parfumée ; des bouquets et des levers de soleil sur des canaux vénitiens…

« Entrez, dit Globus. Le Reichsführer insiste pour que vous profitiez pleinement du spectacle. »

Le local était exigu — cinq mètres carrés, estima March, avec un rang de spots au plafond, dirigés sur les peintures accrochées aux parois. Au centre de la pièce, un vieux fauteuil pivotant, qui devait venir d’une officine comptable du XIXe siècle. Globus toucha l’accoudoir de la pointe d’une de ses bottes lustrées et poussa, le faisant tournoyer rapidement.

« Imaginez-le, installé là-dedans. Porte close. Comme un vieux saligaud dans un bordel. C’est notre découverte d’hier après-midi. Krebs ? »

Krebs prit le relais.

« Un expert du Führermuseum de Linz vient ce matin. Hier soir, nous avons déjà eu le professeur Braun du Kaiser-Friedrich, ici à Berlin, pour une première estimation. »

Il consulta des notes.

« Pour l’instant, nous sommes sûrs d’un Portrait d’une jeune femme, par Raphaël, du Portrait d’un jeune homme par Rembrandt, d’un Christ portant la croix de Rubens, d’un Palais vénitien de Guardi, des Faubourgs de Cracovie par Belotto, de huit Canaletto, d’au moins trente-cinq gravures de Durer et Kulmbach, d’un Gobelins. Le reste, il n’a pu que l’attribuer, sans certitude. »

Krebs avait lu la liste comme s’il s’était agi d’une carte de restaurant. Il posa un doigt pâle sur un retable aux couleurs magnifiques, posé sur un support au fond de la pièce.