« Vous avez ici le chef-d’œuvre d’un artiste de Nuremberg, Viet Stoss, commandé par le roi de Pologne en 1477. Il a fallu dix ans pour le réaliser. Au centre du triptyque, la Vierge endormie, entourée d’anges. Les panneaux latéraux illustrent des scènes de la vie de Jésus et de Marie. La prédelle — il désigna la base du retable — présente la généalogie du Christ.
— Le Sturmbannführer Krebs s’y connaît, dit Globus. C’est l’un de nos plus brillants officiers.
— J’en suis persuadé, fit Nebe. Très intéressant. Et d’où cela sort-il ? »
Krebs se lança :
« Le Viet Stoss vient de Notre-Dame de Cracovie, décroché en 1939… »
Globus l’interrompit :
« Tout vient du Gouvernement général. Essentiellement de Varsovie, d’après nous. Bühler a fait enregistrer ces pièces comme détruites ou perdues. Dieu sait quoi d’autre ce porc corrompu a pu subtiliser. Imaginez ce qu’il a dû vendre rien que pour se payer cette bicoque ! »
Nebe tendit la main et effleura une toile du bout des doigts : un saint Sébastien martyr, attaché à une colonne dorique, sa peau dorée hérissée de flèches. Le vernis était craquelé, comme le lit à sec d’une rivière, mais les couleurs, rouge, blanc, violet, bleu, étaient éclatantes. Le tableau dégageait une vague odeur de moisi et d’encens — le parfum de la Pologne d’avant-guerre, d’une nation à présent effacée de la carte. March remarqua, au bord de certains panneaux, les traces poudreuses de maçonnerie — le souvenir des murs du monastère dont on les avait arrachés.
Nebe était perdu dans la contemplation du saint.
« Quelque chose dans son expression me fait penser à vous, March. »
Son doigt s’attarda sur les contours du corps et il fit entendre un petit rire.
« Le martyr consentant. Qu’en dites-vous, Globus ? »
Globus grogna.
« Je ne crois pas aux saints. Ni aux martyrs. »
Il regarda March fixement.
« Incroyable, murmura Nebe. D’imaginer Bühler, surtout lui, avec…
— Vous le connaissiez ? » demanda March.
La question lui avait échappé.
« Vaguement, avant-guerre. Un national-socialiste convaincu et un juriste dévoué. Drôle de mélange. Un fanatique du détail. Notre collègue de la Gestapo, ici, me fait penser à lui. »
Krebs s’inclina légèrement.
« Le Herr Oberstgruppenführer est trop aimable.
— L’essentiel du problème, c’est ceci, coupa aigrement Globus. Nous étions au courant, pour le camarade du Parti Bühler. Depuis pas mal de temps. Nous savions, pour ses activités au Gouvernement général. Nous savions aussi pour ses associés. Malheureusement, la semaine dernière, le salopard a découvert qu’on était sur sa piste.
— Et il s’est tué ? demanda Nebe. Et Stuckart ?
— Même topo. Lui, c’était le dégénéré total. Il ne se contentait pas de sa part de beauté en peinture. Il aimait palper en vrai. Bühler, l’essentiel de ce qu’il désirait, il l’avait raflé à l’Est. Ces chiffres, Krebs, c’était quoi ?
— Un inventaire secret a été dressé en 1940 par les responsables des Musées polonais. Nous l’avons. Trésors artistiques pris rien qu’à Varsovie : deux mille sept cents peintures de l’École européenne ; dix mille sept cents tableaux d’artistes polonais ; quatorze cents sculptures. Nous déterrons pour l’instant certaines de ces sculptures dans le jardin. L’essentiel des réquisitions est arrivé à destination : le Führermuseum, le Musée du Reichsmarschall Goering à Karinhall, différentes galeries à Vienne, à Berlin. Mais un décalage conséquent existe entre les listes de saisies polonaises et les inventaires de ce que nous possédons. Voici comment ça se passait. En tant que secrétaire d’État, Bühler avait accès à tout. Il envoyait les objets sous escorte au ministère de l’Intérieur. Tout à fait officiellement. Stuckart mettait en réserve, ou alors organisait la sortie en fraude du Reich, contre paiement en espèces, bijoux, lingots — tout ce qui est anonyme et se transporte facilement. »
March voyait que Nebe était impressionné malgré lui. Ses petits yeux ne pouvaient se détacher de ce qu’il voyait.
« D’autres personnalités impliquées ?
— Vous connaissez l’ancien sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Martin Luther ?
— Évidemment.
— C’est lui que nous recherchons.
— Recherchons ? Il a disparu ?
— Il n’est pas rentré d’un voyage d’affaires il y a trois jours.
— Je suppose que vous êtes certains de l’implication de Luther dans cette affaire ?
— Pendant la guerre, Luther était à la tête du département “Allemagne” des Affaires étrangères.
— Je me souviens. Il était responsable de la liaison du ministère avec la SS, et avec nous à la Kripo. »
Nebe se tourna vers Krebs :
« Autre national-socialiste grand teint. Vous auriez apprécié son — euh — enthousiasme. Un personnage plutôt carré au demeurant. À ce propos, pour la bonne forme, je voudrais que soit fait mention au compte rendu de mon grand étonnement quant à une prétendue participation de Luther à quoi que ce soit de criminel. »
Krebs prit son stylo. Globus poursuivit :
« Bühler volait les œuvres d’art ; Stuckart les réceptionnait. La position de Luther, aux Affaires étrangères, lui permettait de voyager librement à l’étranger. Nous pensons qu’il a fait sortir illégalement certaines pièces — pour les vendre.
— Où ?
— En Suisse principalement. En Espagne aussi. Peut-être en Hongrie.
— Et quand Bühler est revenu du Gouvernement général… quand était-ce ? »
Il s’était tourné vers March.
« 1951, dit March.
— En 1951, ceci est devenu leur caverne d’Ali Baba. »
Nebe s’assit dans le fauteuil pivotant et tourna lentement, détaillant l’un après l’autre chaque mur.
« Fabuleux. Nous avons devant nous sans doute l’une des meilleures collections particulières au monde.
— Une des meilleures collections détournées, coupa Globus.
— Ach. (Nebe ferma les yeux.) Tant de perfection dans si peu d’espace… ça vous matraque les sens. J’ai besoin d’air. Votre bras, March. »
Lorsqu’il se redressa, March entendit craquer les vénérables os du vieil homme. Mais la poigne sur son avant-bras était d’acier.
Nebe allait et venait sur la véranda, à l’arrière de la villa, en s’aidant d’une canne — tap, tap, tap.
« Bühler s’est noyé. Stuckart s’est tiré une balle dans la tête. Votre affaire semble se résoudre d’elle-même, Globus, de manière plutôt définitive, sans le recours à des formules gênantes — comme un procès. Statistiquement, je dirais que les chances de survie de Luther paraissent assez minces.
— Le fait est que Herr Luther a vraiment un problème cardiaque. Résultat d’une trop grande tension nerveuse pendant la guerre ; c’est ce que dit sa femme.
— Vous m’étonnez.
— D’après elle, toujours, il a besoin de repos, de médicaments, de tranquillité — toutes choses qui doivent lui manquer pour le moment, où qu’il soit.
— Ce voyage d’affaires…
— Il était censé rentrer de Munich lundi. Nous avons vérifié chez Lufthansa. Personne de ce nom sur les vols de Munich ce jour-là.
— Il s’est peut-être enfui à l’étranger.
— Possible. J’en doute. Et, de toute façon, nous le retrouverons. »
Tap, tap. March admirait l’agilité d’esprit de Nebe. Du temps où il était préfet de police de Berlin, dans les années vingt, il avait écrit un traité de criminologie. March se souvenait de l’avoir vu sur les étagères de Koth, mardi soir, à la section des empreintes digitales. Ce bouquin restait un classique.