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« Et vous, March ? (Nebe s’arrêta net et pivota.) Votre sentiment sur la mort de Bühler ? »

Jaeger, qui n’avait pipé mot depuis leur arrivée, voulut intervenir, manifestement mal à l’aise :

« Si je puis me permettre, Herr Oberstgruppenführer, nous nous contentions de collecter des données… »

Nebe frappa les dalles du bout de sa canne.

« La question ne vous était pas destinée. »

March avait besoin d’une cigarette. Désespérément.

« Je ne dispose que d’informations préliminaires. »

Il se passa la main dans les cheveux. Il était loin de la bonne profondeur ici ; très très loin. Le problème n’était pas de savoir comment commencer, mais par où terminer. Globus avait croisé les bras et le fixait.

« Le camarade du Parti Bühler est mort quelque part entre dix-huit heures, lundi soir, et six heures le lendemain matin. Nous attendons le rapport d’autopsie, mais la cause de la mort est presque certainement la noyade — ses poumons sont remplis de liquide, ce qui indique qu’il respirait au contact de l’eau. Nous savons également, par la sentinelle sur la voie d’accès, que Bühler n’a reçu aucune visite pendant ces douze heures cruciales. »

Globus hocha la tête.

« Donc : suicide.

— Pas nécessairement, Herr Obergruppenführer. Bühler n’a pas eu de visiteurs par voie terrestre. Mais la charpente de la jetée a été récemment éraflée. Donc une embarcation a pu accoster.

— Le bateau de Bühler !

— Il n’a plus été utilisé depuis des mois. Des années… »

Maintenant qu’il mobilisait l’attention de son petit public, March sentait monter en lui un sentiment d’exaltation, de libération. Il devenait volubile. Doucement, se dit-il. Prudence.

« Quand j’ai inspecté la villa, hier matin, le chien de Bühler était enfermé dans l’office. Muselé. Tout un côté de son flanc portait des traces de sang. Je me pose la question : pourquoi un homme qui a l’intention de se suicider ferait-il ça à son chien ?

— Où est cet animal ? demanda Nebe.

— Mes hommes ont dû l’abattre, dit Globus. Cette créature était devenue folle.

— Ah ! Bien sûr. Continuez, March.

— Je crois que les agresseurs de Bühler ont débarqué tard dans la soirée, dans l’obscurité. Souvenez-vous : la tempête, la nuit de lundi. Le lac devait être passablement agité, d’où les dégâts au ponton. À mon sens, le chien a dû donner l’alerte ; ils l’auront battu jusqu’à ce qu’il perde connaissance, l’auront muselé, avant de prendre Bühler par surprise.

— Pour le balancer dans le lac ?

— Pas tout de suite. Malgré son handicap, selon sa sœur, Bühler était excellent nageur. Son aspect physique le confirme : ses épaules sont développées. Mais après la toilette du cadavre, à la morgue, je l’ai inspecté. Il avait des hématomes ici (March toucha ses joues) et sur les gencives, sur le devant de la bouche. Dans la cuisine, hier, sur la table, j’ai vu une bouteille de vodka presque vide. Je pense que le rapport d’autopsie indiquera de l’alcool dans le sang. J’imagine qu’ils l’ont forcé à boire, pour le déshabiller ensuite, l’embarquer et le jeter par-dessus bord.

— Des chieries intellectuelles, dit Globus. Bühler a sans doute picolé pour se donner le cran d’en finir.

— D’après sa sœur, le camarade du Parti Bühler ne touchait jamais à l’alcool. »

Il y eut un long silence. March entendait Jaeger respirer bruyamment. Nebe fixait l’horizon bien au-delà du lac. Globus finit par bougonner :

« Ce que cette jolie théorie n’explique pas, c’est pourquoi les mystérieux tueurs n’ont pas simplement collé une balle dans la tête de Bühler, vite fait bien fait.

— Je croyais que c’était évident, dit March. Ils voulaient faire croire à un suicide, mais ils ont cochonné le travail.

— Intéressant, fit doucement Nebe. Si le suicide de Bühler est truqué, on peut logiquement supposer que celui de Stuckart l’est aussi. »

Comme il regardait du côté de la Havel, March ne comprit pas immédiatement que la remarque était une question, et qu’elle lui était adressée.

« C’est ce que j’ai conclu. J’ai donc été enquêter de ce côté hier soir. L’exécution de Stuckart, je pense, est une opération menée par trois hommes : deux à l’étage, un dans l’entrée, pour une prétendue réparation d’ascenseur. Le bruit de la foreuse devait couvrir le vacarme des coups de feu, donc donner le temps aux tueurs de s’esquiver avant la découverte des corps.

— Et le mot expliquant le suicide ?

— Peut-être un faux. Ou écrit sous la menace. Ou… »

Il se tut, conscient de penser tout haut — une activité qui pouvait s’avérer fatale. Krebs le fixait.

« C’est tout ? demanda Globus. Fini pour aujourd’hui, les jolis contes de Grimm ? Parfait. On est quelques-uns, ici, à avoir du boulot. Luther est la clé du mystère, messieurs. Dès que nous l’aurons, tout sera clair. »

Nebe enchaîna :

« Si son problème cardiaque est aussi préoccupant que vous le dites, il faut agir rapidement. Je m’arrangerai avec la Propagande pour que la presse et la télévision diffusent un portrait de lui.

— Non, non. Surtout pas. (Globus eut soudain l’air inquiet.) Le Reichsführer a expressément interdit toute publicité. La dernière chose qu’on puisse se permettre, c’est un scandale éclaboussant la hiérarchie du Parti, surtout maintenant, avec Kennedy qui se pointe. Merde ! Vous voyez les gros titres dans la presse étrangère ? Non. Je vous le garantis, nous pouvons le coincer sans remuer les médias. Ce qu’il faut, c’est un flash confidentiel à toutes les unités Orpo ; avec surveillance des gares principales, des ports, aéroports et postes frontières… Krebs peut s’en occuper.

— Alors je suggère qu’il s’y mette.

— Tout de suite, Herr Oberstgruppenführer. »

Krebs s’inclina légèrement devant Nebe et traversa rapidement la véranda pour disparaître à l’intérieur de la maison.

« J’ai des affaires à traiter à Berlin, poursuivit Nebe. March ici présent servira d’officier de liaison Kripo jusqu’à l’arrestation de Luther. » Globus renifla. « Ce ne sera pas nécessaire.

— Oh si ! Utilisez-le au mieux, Globus. Il a de la jugeote. Tenez-le informé. Jaeger, vous pouvez reprendre vos occupations habituelles. »

Jaeger eut l’air soulagé. Globus semblait sur le point de dire quelque chose, mais il se ravisa.

« Accompagnez-moi jusqu’à la voiture, March. Bien le bonjour, Globus. »

Lorsqu’ils eurent tourné le coin, Nebe demanda : « Vous ne dites pas la vérité, n’est-ce pas ? En tout cas pas toute la vérité. C’est bien. Montez dans la voiture. Nous avons à parler. »

Le chauffeur salua et ouvrit la portière. Nebe se glissa avec difficulté sur la banquette arrière. March fit le tour.

« Ce matin à six heures, ceci est arrivé à mon domicile. Par porteur. »

Nebe ouvrit sa serviette et en extirpa un dossier de plusieurs centimètres d’épaisseur.

« Tout ceci, rien que sur vous, Sturmbannführer. Flatteur, non, tant d’attention ? »

Les vitres de la Mercedes avaient un reflet vert. Dans la faible lumière, Nebe avait l’air d’un lézard dans un vivarium à reptiles.