« Né, Hambourg, 1922 ; père décédé de ses blessures, 1929 ; mère tuée dans raid aérien britannique, 1942 ; rejoint la marine, 1939 ; transféré service U-Boot, 1940 ; décoré pour bravoure et promu, 1943 ; commandement d’un bâtiment, 1946 — l’un des plus jeunes commandants de sous-marin du Reich. Carrière brillante. Puis tout semble cafouiller. »
Nebe parcourait le dossier. March fixait la pelouse verte, le ciel vert.
« Aucune promotion dans la police pendant dix ans. Divorcé, 1957. Les rapports affluent. Blockleiter : refus persistant de contribuer au Secours d’Hiver. Fonctionnaires du Parti au Werderscher Markt : refus persistant de rejoindre le NSDAP. Entendu à la cantine : commentaires désobligeants sur Himmler. Entendu dans les cafés, entendu dans les restaurants, entendu dans les couloirs… »
Nebe sortit de la liasse quelques feuillets.
« Noël 1963 : vous posez des questions sur des Juifs qui auraient vécu dans l’appartement que vous occupez. Des Juifs ! Vous êtes fou ? Et voici une déposition de votre ex-femme ; et même une de votre fils…
— Mon fils ? Mon fils a dix ans…
— C’est assez pour se forger une opinion, et pour qu’on s’y intéresse, comme vous le savez.
— Je peux vous demander ce que je suis censé lui avoir fait ?
— Manifesté trop peu d’enthousiasme pour ses activités de Parti. Le fait est, Sturmbannführer, que ce dossier couve depuis dix ans dans les services de la Gestapo, un peu de ceci, un zeste de cela, une année par-ci, une année par-là, s’enflant comme une tumeur, en secret. Aujourd’hui, vous vous êtes offert un ennemi puissant, et il entend s’en servir. »
Nebe remit le dossier dans sa serviette.
« Globus ?
— Globus, oui. Qui d’autre ? Cette nuit, il a demandé votre transfert à Columbia Haus, en attendant la cour martiale de la SS. »
Columbia Haus était la prison réservée aux SS, General-Pape-Strasse.
« Je dois vous avertir, March : il y a facilement là-dedans de quoi vous expédier dans un KZ. Et personne, ni moi ni quiconque, ne pourra vous aider.
— Qu’est-ce qui l’a arrêté ?
— Pour entamer une action en cour martiale contre un officier en service de la Kripo, il doit d’abord avoir le feu vert de Heydrich. Et Heydrich m’a soumis le cas. J’ai donc insinué ceci à notre Reichsführer bien-aimé : ce brave Globus, ai-je dit, est manifestement paniqué à l’idée que March puisse avoir quelque chose contre lui ; donc il cherche à s’en débarrasser. Je vois, me répond le Reichsführer. Que suggérez-vous ? Je lui fais : pourquoi ne pas donner jusqu’au Führertag à mon homme — qu’il puisse rassembler ses preuves contre Globus ? Cela fait quatre jours. D’accord, décide Heydrich. Mais s’il n’a rien à cette date, Globus peut l’avoir. »
Nebe sourit avec satisfaction.
« C’est ainsi que se règlent les affaires du Reich, entre complices de longue date.
— Je suppose que je dois remercier le Herr Oberstgruppenführer.
— Surtout pas ! (Nebe avait l’air enjoué.) Heydrich se demande sincèrement si vous avez un tuyau sur Globus. Il aimerait savoir. Moi aussi, d’ailleurs. Sans doute pas pour les mêmes raisons. »
Il saisit une nouvelle fois l’avant-bras de March — la même poigne puissante — et murmura dans un souffle :
« Ces salopards sont sur un coup, March. Ce que c’est ? Vous trouvez. Vous me rendez compte, personnellement. Ne vous fiez à personne — le secret de la longévité de l’oncle Artur ! Savez-vous pourquoi les vieux de la vieille appellent Globus “le sous-marin” ?
— Non.
— Parce qu’il avait branché un moteur de sous-marin sur une cave en Pologne, durant la guerre. Les gaz d’échappement servaient à asphyxier les gens. Globus aime ça, tuer les gens. Il aimerait vous liquider. Tâchez de ne pas l’oublier. (Nebe lâcha le bras de March.) À présent, nous devons nous quitter. »
Il effleura la séparation vitrée du pommeau de sa canne. Le chauffeur sortit et ouvrit la portière de March.
« Je pourrais vous offrir de vous déposer dans le centre, mais j’aime circuler seul. Tenez-moi au courant. Trouvez Luther, March. Mettez la main dessus avant Globus. »
La portière claqua. Le moteur ronronna doucement, les pneus crissèrent sur le gravier. March pouvait à peine distinguer la silhouette de Nebe — une ombre verte derrière le verre blindé.
Il se retourna, pour voir Globus qui l’observait.
Le général SS s’approcha, un Luger au bout du bras.
Il est fou, pensa March. Assez fou pour me descendre sur place, comme le chien de Bühler.
Globus lui tendit simplement l’arme.
« Votre pistolet, Sturmbannführer. Vous allez en avoir besoin. »
Et il s’avança encore, tout près, si près que March put sentir l’odeur de saucisson à l’ail de son haleine chaude.
« Vous n’avez pas de témoin, souffla-t-il. Vous n’avez plus de témoin. Vous n’en avez plus. »
March courait.
Il courait pour sortir de la propriété, il courait sur la route d’accès à l’île, et dans le bois et jusqu’à la voie rapide qui formait la limite orientale du Grunewald.
Là, sur la passerelle, il s’arrêta, cherchant son souffle, hoquetant, plié en deux, agrippant ses genoux, tandis que sous lui la circulation se précipitait en direction du centre.
Et il repartit, malgré la douleur qu’il ressentait au côté. Au petit trot maintenant. Le pont, la station Nikolassee du S-Bahn, la Spanische Allee, la caserne…
La carte de la Kripo lui permit de franchir le poste de garde. Son apparence — ses yeux rougis, son souffle court, sa barbe de plus d’un jour — suggérait d’ailleurs une urgence absolue, ne souffrant aucune discussion. Il trouva le bloc des dortoirs, le lit de Jost. L’oreiller avait disparu, les couvertures avaient été enlevées. Ne subsistaient que l’armature métallique et un matelas dur, de toile brune. Le casier était vide.
Un cadet solitaire cirait ses bottes quelques lits plus loin. Il expliqua ce qui s’était passé. On était venu chercher Jost au milieu de la nuit. Deux hommes. Muté à l’Est, avaient-ils dit, pour « entraînement spécial ». Lui était parti sans un mot — il avait l’air de s’y attendre. Le garçon secouait la tête, incrédule : Jost, un comble ! Il était jaloux. Ils étaient tous jaloux. Jost allait connaître les vrais combats.
3
La cabine téléphonique puait l’urine et la fumée de cigarette froide ; un préservatif usagé traînait sur le sol, à moitié enfoui dans la crasse.
« Allons, allons », murmura March.
Il tapotait la vitre embuée avec une pièce de monnaie, écoutant le grésillement électronique de la sonnerie à l’autre bout du fil. Pas de réponse. Il laissa sonner longtemps avant de raccrocher.
En face, une épicerie venait de s’ouvrir. Il traversa pour acheter une bouteille de lait et un petit pain encore chaud qu’il avala goulûment au bord de la rue, conscient pendant tout ce temps de l’attention du propriétaire du magasin, qui l’observait derrière sa vitrine. Il vivait déjà comme un fugitif, il s’en rendait soudain compte, ne s’arrêtant pour se nourrir qu’au hasard, quand l’occasion se présentait, dévorant en plein air, toujours en mouvement. Du lait coula sur son menton. Il l’essuya du revers de la main. Sa peau ! On eût dit du papier de verre.
Il vérifia une fois de plus si personne ne le filait. Sur le même trottoir que lui, une nurse en uniforme poussait un landau. De l’autre côté de la rue, une vieille femme venait d’entrer dans la cabine téléphonique. Un écolier se hâtait pour ne pas être en retard à l’école, en balançant son cartable. Normal, normal…