March, le citoyen modèle, déposa la bouteille vide dans une poubelle et s’éloigna.
Vous n’avez pas de témoin. Plus de témoin…
Il maudissait Globus, et il se maudissait plus encore. La Gestapo devait avoir vu la déposition de Jost dans le dossier Bühler. Ils avaient dû vérifier au centre d’instruction, découvrir que March était revenu l’interroger hier après-midi. Branle-bas général à la Prinz-Albrecht-Strasse. Sa visite avait scellé l’arrêt de mort de Jost. Il avait cédé à la curiosité — et avait tué un homme.
Et à présent, la jeune Américaine ne répondait pas. Que risquait-elle ? Un camion militaire le dépassa ; il fut surpris par le déplacement d’air, et une vision de Charlotte Maguire gisant inanimée le long d’un caniveau lui traversa l’esprit. « Les autorités de Berlin regrettent profondément ce tragique accident… Le conducteur du véhicule en cause est activement recherché… » Il se sentit dans la peau d’un malade contagieux. Il ferait mieux de porter un écriteau : N’approchez pas ! Cet homme est dangereux.
Dans sa tête, sans cesse, des bribes de phrases revenaient. Artur Nebe : Trouvez Luther, March. Mettez la main dessus avant Globus… Rudi Halder : Deux mecs de la Sipo traînaient aux Archives la semaine dernière ; ils avaient l’air de s’intéresser à toi… Et Nebe encore : Et voici une plainte de votre ex-femme ; et même une de votre fils…
Il marcha plus d’une demi-heure dans les rues bordées d’arbres en fleurs, le long des hautes haies et des sévères clôtures de la banlieue chic de Berlin. À Dahlem il arrêta un étudiant pour lui demander le chemin. À la vue de l’uniforme, le jeune homme s’était tassé. Dahlem était un quartier universitaire. Les jeunes, comme celui-ci, avaient les cheveux beaucoup trop longs, plusieurs centimètres au-dessus du col ; certaines filles portaient des jeans — Dieu seul savait d’où elles les tenaient. La Rose blanche, le mouvement de résistance étudiant qui avait brièvement fleuri dans les années quarante, jusqu’à l’exécution des meneurs, reprenait une certaine vigueur. « Ihr Geist lebt weiter » disaient les graffiti : leur esprit vit toujours. Les partisans de la Rose blanche militaient contre la conscription et la censure, écoutaient la musique interdite, distribuaient des magazines séditieux, et étaient harcelés par la Gestapo.
Le jeune homme fit un geste vague en réponse à la question de March, les bras chargés de livres, manifestement soulagé de ne pas être inquiété.
La maison de Luther était à deux pas du Botanischer Garten, à l’écart de la chaussée — une grosse maison de campagne du XIXe siècle, au bout d’une allée sinueuse de gravier blanc. Deux hommes stationnaient dans une BMW grise banalisée, en face de l’entrée. Le modèle du véhicule et sa couleur suffisaient à identifier les occupants. Deux autres surveillaient sans doute l’arrière, et un troisième au moins devait patrouiller dans le quartier. Il dépassa la voiture ; l’un des hommes de la Gestapo se tourna vers l’autre pour lui parler.
Quelque part, le moteur d’une tondeuse à gazon gémissait ; l’odeur d’herbe fraîchement coupée flottait dans l’allée. La maison et le jardin avaient dû coûter une fortune — peut-être pas autant que celle de Bühler, mais pas loin. La boîte rouge d’un tout nouveau système d’alarme faisait tache sous l’avant-toit.
Il sonna et se sentit inspecté à travers l’espion au milieu de la porte. Le lourd battant s’ouvrit après quelques secondes sur une bonne anglaise en tenue noir et blanc. Il exhiba sa carte ; la femme disparut pour informer sa maîtresse ; ses talons claquaient sur le parquet ciré. Elle revint pour introduire March dans un salon plongé dans la pénombre. Une odeur fade d’eau de Cologne flottait dans la pièce. Frau Marthe Luther était assise dans un canapé, un mouchoir froissé dans la main. Elle leva les yeux — bleus, brillants et rougis par les larmes.
« Des nouvelles ?
— Aucune, madame. Désolé. Mais soyez assurée qu’aucune peine n’est épargnée pour retrouver votre mari. »
Plus vrai que tu ne le penses.
Elle commençait à perdre du terrain dans l’âpre bataille de la séduction ; mais elle reculait dans l’ordre et résistait avec vaillance. Ses partis pris tactiques n’étaient sans doute pas toujours très probants : cheveux artificiellement blonds, jupe étroite, chemisier de soie déboutonné un cran trop loin sur la naissance grassouillette et laiteuse des seins. L’archétype de la troisième épouse, jusqu’au détail. Un roman à quatre sous était ouvert, couverture vers le haut, sur le coussin brodé à côté d’elle. Le bal de l’Empereur, de Barbara Cartland.
Elle lui rendit sa carte et se tamponna le nez.
« Vous désirez vous asseoir ? Vous avez l’air épuisé. Même pas le temps de se raser ! Du café ? Un sherry peut-être ? Non ? Rose, du café pour le Herr Sturmbannführer. Moi, tant qu’à faire, je prendrais volontiers un remontant, juste un petit doigt de sherry. »
En équilibre instable au bord d’un profond fauteuil recouvert de chintz, son calepin sur un genou, March écouta la désolante histoire de Frau Luther. Son mari ? Un homme foncièrement bon — soupe au lait, certes, mais que voulez-vous, le pauvre, ses nerfs. Pauvre, pauvre — il avait une faiblesse des yeux, March le savait-il ?
Elle lui montra une photo : Luther dans une station balnéaire, quelque part sur la Méditerranée, ridicule dans son short, renfrogné, les yeux bouffis derrière ses grosses lunettes.
Elle remettait ça : un homme de cet âge — il fêterait ses soixante-neuf ans en décembre, ils comptaient aller en Espagne pour l’occasion. Martin était un ami du général Franco, un petit homme charmant, March l’avait-il déjà rencontré ?
Non. Pas eu ce plaisir.
Ah ! bien. Elle ne pouvait pas supporter l’idée de ce qui avait pu se passer. Son mari ne manquait jamais de lui dire où il allait ; il n’avait jamais fait une chose pareille. C’était un tel réconfort de parler, tellement sympathique…
Il y eut un crissement de soie lorsqu’elle croisa les jambes ; sa jupe remonta de façon provocante sur un genou dodu. La bonne reparut et déposa le café, le pot de crème et le sucrier devant March. Pour sa maîtresse, un verre à sherry et une carafe de cristal, aux trois quarts vide.
« Avez-vous jamais entendu mentionner les noms de Josef Bühler ou de Wilhelm Stuckart ? »
Un minuscule pli de concentration apparut dans la couche de maquillage.
« Non, je ne crois pas… Non, certainement pas.
— Votre mari est-il sorti vendredi dernier ?
— Vendredi ? Je crois… oui. Tôt le matin. »
Elle sirota son sherry. March prenait des notes.
« Et quand vous a-t-il annoncé qu’il devait partir ?
— L’après-midi. Il est rentré vers quatorze heures. Un contretemps, disait-il ; il en aurait pour la journée, lundi, à Munich. Il a pris l’avion dimanche après-midi, pour passer la nuit sur place et démarrer tôt.
— Il ne vous a pas dit de quoi il s’agissait ?
— Il était vieux jeu pour ce genre de choses. Ses affaires étaient ses affaires, si vous voyez ce que je veux dire.
— Avant son départ, comment était-il ?
— Oh, irritable, comme d’habitude. (Elle gloussa — un petit rire de jeune fille.) Oui, en effet, peut-être un peu plus préoccupé qu’en temps normal. Les nouvelles à la télévision avaient le don de le déprimer. Le terrorisme, les combats à l’Est. Je lui disais de ne pas regarder — quel intérêt de se faire du mauvais sang ? — mais certaines choses… oui, il était incapable de ne pas y penser. (Elle baissa la voix.) Il a eu une dépression nerveuse pendant la guerre, le pauvre. Le stress… »