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Elle était sur le point de se remettre à pleurer. March coupa.

« En quelle année, cette dépression ?

— En 1943, je crois. C’était avant que je ne le connaisse, bien entendu. »

March sourit en penchant la tête.

« Vous deviez être à l’école.

— Pas tout à fait à l’école… »

La jupe remonta un peu plus haut.

« Quand avez-vous commencé à vous faire du souci pour lui ?

— Lundi, quand il n’est pas rentré. Je suis restée éveillée toute la nuit.

— Et vous avez signalé sa disparition mardi matin ?

— J’allais… quand l’Obergruppenführer Globocnik est arrivé. »

March s’efforça de dissimuler sa surprise.

« Il est venu avant que vous n’appeliez la police ? Quand était-ce ?

— Peu après neuf heures… Il voulait parler à mon mari. Je lui ai expliqué la situation. L’Obergruppenführer a pris cela très au sérieux.

— Je n’en doute pas. Il vous a dit pourquoi il désirait parler à M. Luther ?

— Non. J’ai pensé qu’il s’agissait d’une question liée au Parti. Pourquoi ? (Sa voix était soudain plus dure.) Vous insinuez que mon mari a fait quelque chose de mal ?

— Non, non… »

Elle tira sur sa jupe, la lissa avec ses doigts chargés de bagues. Il y eut un silence, puis :

« Herr Sturmbannführer, quel est l’objet de cet entretien ?

— Votre mari s’est-il jamais rendu en Suisse ?

— Parfois, à l’occasion, il y a quelques années. Il avait des affaires là-bas. Pourquoi ?

— Où est son passeport ?

— Pas dans son bureau. Mais j’ai déjà raconté tout ça à l’Obergruppenführer. Martin portait toujours son passeport sur lui. Il disait qu’il ne savait jamais quand il pouvait en avoir besoin. Vous savez, depuis son poste aux Affaires étrangères… Vraiment, ce n’est pas inhabituel. Vraiment…

— Pardonnez-moi, madame. (Il se fit plus insistant.) Le système d’alarme : je l’ai remarqué en arrivant. Il a l’air neuf. »

Elle contempla ses genoux.

« Martin l’a fait installer l’année dernière. Nous avions eu des visiteurs…

— Deux hommes ? »

Elle leva les yeux avec surprise.

« Comment savez-vous ? »

La gaffe. Il se reprit :

« J’ai dû le lire dans le dossier.

— Impossible. »

L’étonnement se muait en soupçon.

« Il n’en a jamais parlé.

— Pourquoi ? »

Elle fut sur le point de répondre avec arrogance — « Est-ce vos oignons ? » ou quelque chose d’approchant —, mais elle vit l’expression dans le regard de March et elle se ravisa. Sa voix se fit résignée.

« J’ai insisté, Herr Sturmbannführer. C’est lui qui refusait. Il ne voulait pas dire pourquoi.

— Que s’est-il passé ?

— L’hiver dernier. Nous avions l’intention de rester à la maison pour dîner. Des amis ont appelé à la dernière minute et nous sommes sortis en ville, au Horcher. Quand nous sommes revenus, deux hommes étaient ici, dans cette pièce. » (Elle regarda autour d’elle comme s’ils se dissimulaient encore dans un coin.) Heureusement nos amis nous accompagnaient. Si nous avions été seuls… Voyant que nous étions quatre, ils ont filé par cette fenêtre. »

Elle pointait un doigt par-dessus l’épaule de March.

« Du coup il a installé un système d’alarme. D’autres précautions ?

— Il a engagé un garde du corps. En fait quatre. Ils se relayaient. Cela a duré jusqu’après Noël. Puis il a décidé qu’on ne pouvait plus se fier à eux. Il avait tellement peur, Herr Sturmbannführer.

— De quoi ?

— Il ne disait rien. »

Le mouchoir ressortit. La carafe fut délestée d’une autre dose de son remontant favori. Le rouge à lèvres avait laissé d’épaisses traînées roses sur le verre. Elle était à nouveau au bord des larmes. March l’avait trop sévèrement jugée. Elle avait peur pour son mari, sincèrement. Mais elle craignait encore plus, à présent, qu’il n’ait pu tromper sa confiance. Des nuages noirs se bousculaient dans sa tête, et dans ses yeux ils laissaient des traces. Une autre femme ? Un crime ? Un secret ? Avait-il quitté le pays ? Définitivement ? March avait pitié. Un moment, il pensa l’avertir de l’action que préparait la Gestapo contre son mari. Mais pourquoi ajouter à son malheur ? Elle saurait bien assez vite. Il espérait que la maison ne serait pas confisquée.

« Madame, j’ai déjà abusé de votre temps. »

Il referma son carnet et se mit debout. Elle s’accrocha à sa main, les yeux suppliants.

« Je ne le reverrai plus, n’est-ce pas ?

— Si », dit-il.

Non.

Il respira en quittant la pièce sombre et malsaine. Soulagé. Au grand air. Les hommes de la Gestapo n’avaient pas bougé. Ils le regardèrent s’éloigner. Il hésita une brève seconde, prit à droite, vers la station du Botanischer Garten.

Quatre gardes du corps !

Il commençait à voir clair. Une réunion à la villa de Schwanenwerder, vendredi matin : Bühler, Stuckart et Luther. L’affolement, trois vieillards suant de trouille — il y avait de quoi ! Chacun est peut-être chargé d’une tâche précise. En tout cas, Luther, dimanche, s’envole pour Zurich. March était sûr que c’était lui qui avait envoyé les chocolats de l’aéroport de Zurich, lundi après-midi ; sans doute au moment de reprendre l’avion. Que signifiait le colis ? Un signal, évidemment, pas un cadeau. Pour annoncer quoi ? Le succès de la mission ? Son échec ?

March jeta un coup d’œil derrière lui. Oui, on le filait, il en était quasi certain. Ils avaient eu le loisir de s’organiser pendant sa visite chez Luther. Qui ? La femme au manteau vert ? L’étudiant à vélo ? Inutile de chercher. Trop forte, la Gestapo, pour qu’on puisse espérer en repérer un. Et ils devaient au moins être trois ou quatre. Il allongea le pas. La station n’était plus loin.

Question : Luther était-il rentré sur Berlin, lundi ? Était-il resté à l’étranger ? Dans le doute, March penchait plutôt pour le retour. Cet appel chez Bühler, hier matin — « Bühler ? Répondez. Qui est à l’appareil ? » —, ne pouvait venir que de Luther, il en était sûr. Donc, hypothèse : Luther poste les paquets juste avant de reprendre l’avion, disons vers dix-sept heures. Il atterrit à Berlin vers dix-neuf heures le soir même. Et il se volatilise.

Botanischer Garten était sur la ligne électrifiée de banlieue. March prit un ticket d’un mark et resta traîner autour du portillon jusqu’à l’approche du train. Il embarqua, puis sauta sur le quai, à la fermeture des portes, et se précipita sur la passerelle de métal vers l’autre quai. Il monta dans le train qui descendait la ligne vers le sud, sortit à Lichterfelde, revint sur l’autre quai. La station était déserte. Il laissa passer un premier train, monta dans le second et se tassa sur son siège. Le seul autre passager était une femme enceinte. Il lui sourit ; elle détourna les yeux. Parfait.

Luther. Luther. Luther. March alluma une cigarette. Presque soixante-dix ans, un cœur fébrile, des yeux chassieux. Trop parano pour te fier même à ta femme. Ils viennent te cueillir, il y a six mois, et coup de bol ! tu en réchappes. Pourquoi as-tu tenté ta chance à l’aéroport de Berlin ? As-tu passé la douane et décidé d’appeler tes complices ? Chez Stuckart, le téléphone a dû sonner sans réponse, à deux pas de la chambre silencieuse et ensanglantée. Sur Schwanenwerder, si l’estimation d’Eisler est correcte, pour l’heure de la mort, Bühler a déjà été surpris par ses ravisseurs. Ont-ils laissé sonner ? Quelqu’un a-t-il décroché pendant que les autres immobilisaient Bühler ?