Luther, Luther : quelque chose d’important a dû se passer pour que tu cavales ainsi — dehors, lundi soir, sous cette pluie glacée.
Il descendit à Gotenland. Une autre pièce montée architecturale — sols de mosaïques, pierre polie, fenêtres à vitraux de trente mètres de haut. Le régime fermait les églises et compensait en inaugurant des gares terminales pareilles à des cathédrales.
En voyant les milliers de voyageurs se presser, du haut de la passerelle surplombant les voies, March faillit désespérer. Une myriade de vies, chacune avec ses plans et ses rêves secrets, se croisant et se recroisant, là-bas, sans se toucher, toutes séparées et distinctes. Penser qu’il pourrait seul retrouver la trace d’un vieil homme dans cette multitude… Pour la première fois, l’idée lui parut à l’évidence absurde, invraisemblable.
Globus, lui, pourrait. Déjà, March le constatait, les patrouilles de police avaient été renforcées. Sans doute depuis à peu près une demi-heure. L’Orpo s’intéressait à tout ce qui semblait avoir plus de soixante ans. Un clochard sans papiers se faisait embarquer en protestant.
Globus ! March s’écarta de la rampe et posa le pied sur l’escalier mécanique descendant, à la recherche de la seule personne à Berlin qui pourrait lui sauver la vie.
4
Emprunter l’axe central de l’U-Bahn, c’est, à entendre le ministère du Reich pour la Propagande et la Promotion culturelle, s’offrir un voyage au cœur de l’histoire allemande. Berlin-Gotenland, Bülowstrasse, Nollendorfplatz, Wittenbergplatz, Nüremberger Platz, Hohenzollernplatz… les stations se suivaient comme des perles sur un fil.
Le matériel en exploitation sur la ligne datait d’avant-guerre. Voitures rouges pour les fumeurs, jaunes pour les non-fumeurs. Inconfortables banquettes en bois, rendues lisses par trois décennies d’utilisation. La plupart des voyageurs restaient debouts, agrippés aux poignées de cuir usé, balancés au rythme du wagon. Des panneaux invitaient à la délation. « Un profit pour le resquilleur, une perte pour le Berlinois ! Signalez les fraudes aux autorités ! » « Il n’a pas cédé sa place à une dame ou à un ancien combattant ? Amende : 25 Reichsmark ! »
March avait acheté un exemplaire du Berliner Tageblatt dans le kiosque sur le quai ; adossé près d’une porte, il le parcourait. Kennedy et le Führer. Le Führer et Kennedy — il n’était question que de cela. Le régime misait manifestement un maximum sur le succès des entretiens. Ce qui signifiait une seule chose : la situation était encore plus mauvaise à l’Est que la plupart le croyaient. « Un état de guerre permanent sur le front Est contribuera à forger une race d’hommes solides, avait un jour dit le führer, et nous gardera de retomber dans la mollesse d’une Europe repliée sur elle-même. » Mais les gens étaient devenus mous. Le seul vrai résultat de la victoire ! Ils avaient des Polonais pour biner leurs jardins et des Ukrainiens pour nettoyer leurs rues, des chefs français pour cuisiner leur bouffe et des bonnes anglaises pour la servir. Goûter au confort de la paix avait fait perdre l’appétit pour la guerre.
En bas de page intérieure, en caractères si petits qu’on pouvait à peine les lire, il finit par repérer la nécrologie de Bühler. Mort d’un « accident de baignade ».
March fourra le journal dans sa poche et descendit à Bülowstrasse. Du quai aérien, on pouvait voir l’appartement de Charlotte Maguire. Une silhouette se profila derrière un rideau. Elle était chez elle. Ou plutôt : quelqu’un était chez elle.
La concierge n’était pas sur sa chaise. Quand il frappa à la porte de l’appartement, il n’obtint aucune réponse. Il recommença, plus fort.
Rien.
Il s’éloigna, descendit bruyamment la première volée de marches, puis remonta doucement, longeant le mur — une marche, pause ; un autre pas, pause —, grimaçant à chaque craquement, jusqu’à ce qu’il soit de nouveau devant la porte. Il dégaina son pistolet.
Des minutes s’écoulèrent. Des chiens aboyèrent, des voitures, des trains et des avions passèrent, des bébés pleurèrent, des oiseaux chantèrent : la cacophonie du silence. Et à un moment, enfin, dans l’appartement, plus bruyant que tout, le grincement d’une lame de parquet.
La porte s’entrouvrit d’un millimètre.
March pivota et enfonça le battant d’un coup d’épaule. Celui qui se tenait derrière culbuta sous le choc. March était sur lui, le repoussant dans l’étroit vestibule, jusque dans le séjour. Une lampe se renversa, il voulut pointer son arme, mais l’individu s’était emparé de son bras. À présent, c’est lui qui reculait. Ses mollets heurtèrent une table basse, il perdit l’équilibre, se cogna la tête quelque part. Le Luger glissa sur le sol.
Bon. Tout cela était plutôt drôle et en d’autres circonstances, il aurait bien ri. Il n’avait jamais brillé dans ce genre d’exercice et là — avec pour lui l’avantage de la surprise —, il se retrouvait sur le dos, désarmé, la tête contre la cheminée, les jambes toujours sur la table basse, dans la position d’une femme enceinte se faisant examiner.
Son assaillant était sur lui, l’immobilisait. Une main gantée s’écrasait sur son visage, une autre lui serrait la gorge. March ne pouvait ni voir ni respirer. Il secoua la tête, mordit la main de cuir, lança ses poings au visage de l’homme sans parvenir à mettre de la force dans ses coups. Ce qui était sur lui n’était pas humain. Cela avait la puissance implacable d’une machine. Cela l’écrabouillait. Les doigts d’acier avaient trouvé cette artère… celle dont March ne se souvenait jamais, qu’il pouvait encore moins localiser, et il se sentit mollir. Le voile qui obscurcissait ses yeux effaçait progressivement la douleur. Nous y voilà. J’aurai bourlingué ici-bas jusqu’à ce point.
Un grand bruit. Les mains relâchèrent leur étreinte. March revint vaguement dans la mêlée, au moins comme spectateur. L’homme avait été déséquilibré, frappé à la tête par une chaise en acier tubulaire. Du sang voilait son visage, jaillissant d’une coupure à l’arcade sourcilière. Crac. Un nouveau coup de la chaise. D’un bras, l’homme tentait de parer le choc ; de l’autre, il se frottait frénétiquement les yeux, aveuglé. Il entreprit de se traîner vers la porte, à quatre pattes, un diable pendu à ses basques, une furie crachant, soufflant, dont les griffes s’acharnaient, cherchant les yeux. Lentement, comme s’il soulevait un poids immense, il put se dresser sur une jambe, puis sur l’autre. Il ne cherchait qu’une chose, il ne voulait plus qu’une seule chose : se sauver. Il trébucha jusqu’à l’entrée, se dégagea, projeta son bourreau contre le chambranle — une fois, deux fois.
Alors seulement, Charlotte Maguire le laissa filer.
Des grappes de douleur, explosant comme des feux d’artifice : son crâne, ses mollets, ses côtes, son cou.
« Où avez-vous appris à vous battre ? »
Il était dans le coin cuisine, penché sur l’évier. Elle épongeait la plaie à l’arrière de sa tête.