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« Essayez de grandir, seule fille au milieu de trois frères. On ne craint plus la bagarre. Cessez de bouger !

— Je plains vos frères. Aïe ! »

Le plus douloureux était la tête. L’eau mêlée de sang qui ruisselait sur les assiettes sales, à quelques centimètres de son nez, lui soulevait le cœur.

« À Hollywood, il me semble, c’est plutôt l’homme qui sauve la demoiselle.

— Hollywood n’est qu’une vaste merde. »

Elle appliqua une serviette fraîche.

« C’est assez profond. Sûr que vous ne préférez pas passer à l’hôpital ?

— Pas le temps.

— Le type va revenir ?

— Non. Pas dans l’immédiat. En principe, l’opération est encore clandestine. Merci. »

Il pressa la serviette contre la blessure et se redressa. Aussitôt il découvrit un nouvel élancement, à la base de sa colonne.

« Opération clandestine ? Vous ne croyez pas que ce pourrait être un simple voleur ?

— Non. Un professionnel. Un vrai. Entraînement de la Gestapo.

— Et je l’ai esquinté ! »

L’adrénaline donnait de l’éclat à sa peau ; ses yeux brillaient. Elle n’avait encaissé qu’un coup à l’épaule. Elle était plus attirante que dans son souvenir. Des pommettes délicates, un nez bien dessiné, des lèvres charnues, de grands yeux noisette. Des cheveux bruns, courts dans la nuque, qu’elle coiffait en dégageant ses oreilles.

« Si ses ordres avaient été de vous tuer, ce serait fait.

— Vraiment ? Alors pourquoi je suis là ? »

Elle avait l’air furieux soudain.

« Vous êtes américaine : Une espèce protégée, surtout en ce moment. »

Il inspecta la serviette. Le flux de sang avait cessé.

« Ne sous-estimez pas l’adversaire, Fräulein.

— Ne me sous-estimez pas, Sturmbannführer. Si je n’étais pas arrivée, il vous bousillait. »

Il décida de ne pas répondre. Manifestement elle était du genre à tirer sur tout ce qui bouge.

L’appartement était complètement chamboulé. Des vêtements s’échappaient des tiroirs, des papiers éparpillés partout sur le bureau et sur le sol, des valises sens dessus dessous. Non pas, se dit-il, que Charlie fût un modèle de rangement : la vaisselle dans l’évier, la profusion de bouteilles (la plupart vides) dans la salle de bain, les tas de journaux empilés au hasard le long des murs, exemplaires jaunis du New York Times et du Time, pages zébrées par la censure allemande… Fouiller cet endroit avait dû être un cauchemar. Une lumière parcimonieuse filtrait des voiles crasseux et toutes les minutes, les murs tremblaient au passage des trains.

« C’est à vous, je suppose ? »

Elle récupéra le Luger sous une chaise et le lui tendit, entre le pouce et l’index.

« Oui. Merci. »

Elle avait le don de le ridiculiser.

« Il vous manque quelque chose ?

— Je ne crois pas. (Elle regarda autour d’elle.) Je ne suis pas certaine de m’en apercevoir tout de suite, si c’est le cas.

— Ce que je vous ai donné hier soir…

— Oh, ça ? Ici, sur la cheminée. (Elle tendit la main.) C’était là… »

Il ferma les yeux. Quand il les rouvrit, elle souriait.

« Pas de panique, Sturmbannführer. Je l’ai gardée tout contre mon cœur. Comme une lettre d’amour. »

Elle se tourna pour déboutonner son chemisier. Elle se tourna de nouveau et lui tendit l’enveloppe. Il la récupéra et s’approcha de la fenêtre. Elle était tiède sous ses doigts.

Un format long et étroit, papier lourd — la meilleure qualité —, bleu, finement piqueté de brun, comme des taches de vieillesse. C’était luxueux, fait main, d’un autre âge. Ni nom ni adresse.

À l’intérieur, une petite clé de laiton et une lettre, sur papier bleu assorti, épais comme du carton. Gravé dans le coin supérieur droit, en caractères alambiqués, on lisait : Zaugg et Cie, banquiers, Bahnhofstrasse 44, Zurich. Une seule phrase dactylographiée en allemand identifiait le porteur comme titulaire associé du compte numéro 2402. La lettre était datée du 8 juillet 1942. Elle était signée Hermann Zaugg, directeur.

March la relut posément. Il comprenait que Stuckart l’ait bouclée dans son coffre : la loi interdisait à tout citoyen allemand de posséder un compte à l’étranger, sauf autorisation de la Reichsbank. Le contrevenant encourait la peine capitale.

« Je me faisais du souci à votre sujet, dit March. J’ai essayé de vous appeler il y a deux heures environ. Sans résultat.

— J’étais sortie. Une petite recherche.

— Recherche ? »

Elle lui sourit pour la seconde fois.

Sur la proposition de March, ils allèrent se promener au Tiergarten, le rendez-vous traditionnel des Berlinois qui ont des secrets à échanger. Même la Gestapo devait encore inventer le système qui mettrait le parc sur écoute. Les jonquilles commençaient à percer l’herbe drue au pied des arbres. Des enfants nourrissaient les canards au bord de la Neuer See.

Sortir du bloc d’habitations de Stuckart avait été facile. Le conduit donnait dans l’allée latérale, presque au niveau du sol. Aucun SS en vue. Elle n’avait eu qu’à longer le mur jusqu’à la ruelle arrière, et elle avait pris un taxi pour rentrer chez elle. Une partie de la nuit, elle n’avait pas dormi, attendant son appel, lisant et relisant la lettre. À neuf heures, toujours sans nouvelles, elle avait décidé d’agir.

Elle voulut savoir ce qui leur était arrivé, à lui et à Jaeger. Il raconta qu’on les avait emmenés au siège de la Gestapo, qu’on les avait relâchés ce matin.

« Des problèmes ?

— Oui. À présent, dites-moi ce que vous avez trouvé. »

Elle était d’abord allée à la bibliothèque publique de la Nollendorfplatz. Quoi d’autre, privée de sa carte de presse ? Elle avait déniché un répertoire des banques européennes. Zaugg et Cie existait toujours. Les locaux étaient à la même adresse, Bahnhofstrasse. Puis elle s’était rendue à l’ambassade US, trouver Henry Nightingale.

« Nightingale ?

— Vous l’avez vu hier soir. »

March se souvenait : le jeune homme en veston de sport et chemise à col boutonné ; la main sur le bras de Charlotte.

« Vous ne lui avez rien dit ?

— Évidemment non. De toute façon, il est discret. On peut avoir confiance.

— Je préfère en décider moi-même. (Il se sentait vaguement déçu.) C’est votre amant ? »

Elle s’arrêta net.

« Ça signifie quoi, cette question ?

— J’ai plus à perdre que vous, Fräulein. Beaucoup plus. J’ai le droit de savoir.

— Vous n’avez absolument aucun droit. »

Elle était folle de rage.

« D’accord. (Il leva les mains. Cette fille était impossible.) C’est vos affaires. »

Ils se remirent à marcher.

Nightingale, expliqua Charlotte, était expert commercial et financier. La Suisse, il connaissait. Il avait eu à traiter des intérêts de plusieurs réfugiés allemands aux États-Unis, qui voulaient récupérer des fonds confiés aux banques de Zurich et de Genève.

Une entreprise à peu près impossible.

En 1934, un agent de la Gestapo, Georg Hannes Thomae, avait été envoyé en Suisse par Reinhard Heydrich pour découvrir les noms d’un maximum de déposants allemands. Thomae s’installa à Zurich, noua des liaisons avec plusieurs employées célibataires, se lia d’amitié avec de petits cadres. Dès que la Gestapo soupçonnait quelqu’un d’avoir un compte, Thomae se rendait à la banque, se faisait passer pour intermédiaire et demandait à déposer des fonds. Si l’argent était accepté, Heydrich avait la confirmation qu’il attendait. Le détenteur était arrêté, torturé jusqu’à ce qu’il parle, et la banque recevait bientôt un câble détaillé réclamant, dans les formes, le rapatriement des biens.