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La lutte menée par la Gestapo contre les banques gagna rapidement en ampleur et en finesse. Les appels téléphoniques, les câbles, les lettres entre la Suisse et l’Allemagne furent systématiquement interceptés. Les clients, exécutés ou envoyés dans des camps. En Suisse, la protestation devenait générale. Le Conseil fédéral finit par voter un nouveau Code bancaire interdisant aux banques de divulguer quoi que ce fût sur leurs clients ou leurs biens, sous peine d’emprisonnement. Georg Thomae fut découvert et expulsé.

Les banques de la Confédération commencèrent à considérer les affaires avec les citoyens allemands comme trop dangereuses et trop dévoreuses de temps pour être vraiment rentables. Communiquer avec les clients était devenu pratiquement impossible. Des centaines de comptes furent « oubliés » par leurs propriétaires terrifiés. Et les respectables banquiers ne désiraient plus trop se trouver mêlés à ces transactions de vie et de mort. Une publicité regrettable. Vers 1939, la pratique autrefois si lucrative des comptes numérotés avec l’Allemagne s’était éteinte.

« Puis ce fut la guerre », dit Charlotte.

Ils avaient atteint la Neuer See et revenaient sur leurs pas. On entendait, au-delà des arbres, la rumeur du trafic sur l’axe Est-Ouest. La coupole du Grand Dôme pointait au-dessus des frondaisons. La plaisanterie classique, à Berlin, voulait que la seule façon de l’éviter était d’y habiter.

« La demande pour les comptes numérotés est repartie en flèche, pour des raisons évidentes. Les gens cherchaient désespérément à sortir ce qu’ils avaient d’Allemagne. Des banques comme Zaugg se sont lancées dans un nouveau type d’opérations. Pour un loyer de deux cents francs, le client disposait d’un coffre numéroté, d’une clé et d’une lettre d’accès.

— Comme Stuckart.

— Exactement. Il suffit de se présenter avec la lettre et la clé, et tout est pour vous. Aucune question. Chaque numéro peut disposer, contre paiement, d’autant de clés et d’autorisations que le propriétaire le désire. La beauté du système est que les banques ne sont plus directement impliquées. Tel jour, à condition d’avoir son visa de sortie, une petite vieille débarque avec ses économies ; et tel autre jour, ou dix ans plus tard, qu’importe, le fils peut se pointer avec une lettre et une clé et repartir avec l’héritage.

— Ou alors la Gestapo débarque…

— … s’ils ont la lettre et la clé, la banque leur remet tout. Pas de tracasseries. Pas de publicité. Pas d’infraction au Code bancaire.

— Ces comptes… ils existent toujours ?

— Le gouvernement suisse les a interdits à la fin de la guerre, à cause des pressions de Berlin. Il ne s’en est plus ouvert. Mais les anciens numéros existent toujours : les termes de l’accord initial doivent être respectés. Ils ont acquis une valeur intrinsèque. Les gens se les vendent entre eux. D’après Henry, Zaugg s’en était fait une quasi-spécialité. Dieu sait ce qui dort dans ses caves.

— Vous avez mentionné le nom de Stuckart à ce M. Nightingale ?

— Non, bien sûr. Je lui ai dit que je préparais un papier pour Fortune, un texte sur “les héritages perdus de la guerre”.

— De la même façon que vous m’avez dit préparer une interview de Stuckart pour un article sur les jeunes années du Führer ? »

Elle hésita avant de demander calmement :

« Ça veut dire quoi exactement ? »

Sa tête cognait, ses côtes continuaient à le faire souffrir. Ce que ça voulait dire ? Il alluma une cigarette pour se donner le temps de penser.

« Quand les gens se trouvent confrontés à une mort violente… ils ne pensent qu’à oublier, ils prennent le large. Pas vous. Cette nuit : votre empressement à retourner là-bas, la manière dont vous avez ouvert son courrier. Ce matin : ces informations sur les banques suisses… »

Il se tut. Un couple d’âge mûr les croisa en les regardant curieusement. Il s’aperçut qu’ils formaient un tandem étrange : un SS-Sturmbannführer non rasé et légèrement perclus, une jeune femme, à l’évidence une étrangère. Son accent avait beau être parfait, quelque chose en elle, son expression, sa mise, son maintien… quelque chose trahissait le fait qu’elle n’était pas allemande.

« Passons par là. »

Il la mena à l’écart du chemin, vers les arbres.

« Je peux ? »

Quand il lui alluma sa cigarette, elle posa ses mains en coupe autour du briquet. Les reflets de la flamme dansèrent dans ses yeux.

« O.K. »

Elle recula d’un pas, se serrant les côtes comme si elle avait froid.

« C’est vrai que mes parents ont connu Stuckart avant la guerre. Vrai aussi que j’ai été le voir avant Noël. Mais ce n’est pas moi qui l’ai rappelé. Il a téléphoné.

— Quand ?

— Samedi. Très tard.

— Qu’a-t-il dit ? »

Elle rit.

« Non, non, Herr Sturmbannfiïhrer. Dans mon métier, l’information est une marchandise. Négociable sur le marché libre. Mais je suis disposée à traiter.

— Que voulez-vous savoir ?

— Tout. Pourquoi vous avez dû pénétrer par effraction dans cet appartement. Pourquoi vous dissimulez des éléments à votre hiérarchie. Pourquoi la Gestapo vous a presque étendu il y a moins d’une heure.

— Oh ça… »

Il sourit. La fatigue le marquait. Il s’appuya doucement contre l’écorce rude d’un arbre et contempla le parc. Qu’avait-il à perdre ?

« Il y a deux jours, commença-t-il, j’ai repêché un cadavre dans la Havel. »

Il lui raconta tout. La mort de Bühler et la disparition de Luther. Ce que Jost avait vu et ce qui lui était arrivé. Et Nebe. Et Globus. Les trésors artistiques. Son dossier à la Gestapo. Et même la déposition de Pili. Et… il avait remarqué le phénomène chez les criminels qui passaient aux aveux, même chez ceux qui savaient que cette confession les ferait pendre… quand tout fut dit, il se sentit mieux.

Elle resta silencieuse un long moment.

« Très bien, dit-elle. Je ne sais pas si ça va vous aider, mais voici ce qui m’est arrivé. »

Elle s’était couchée tôt, samedi soir. Le temps était épouvantable — le début de cette zone de pluie qui devait déferler sur la ville les trois jours suivants. Et elle ne se sentait pas d’humeur sociable, en fait, déjà depuis plusieurs semaines. Assez classique à Berlin. Cette ville vous marque ainsi, par moments. On se sent petit et désespéré à l’ombre des grandes constructions grises ; les uniformes sans fin ; les fonctionnaires maussades.

Le téléphone avait sonné vers onze heures et demie, au moment où elle sombrait dans le sommeil. Une voix masculine. Sèche. Précise.

« Il y a une cabine téléphonique en face de chez vous. Allez-y. Je vous rappelle dans cinq minutes. Si la cabine est occupée, s’il vous plaît, attendez. »

Elle ne l’avait pas reconnue, mais quelque chose dans la voix de cet homme lui avait fait comprendre qu’il ne s’agissait pas d’une blague. Elle s’était habillée, avait passé un manteau, avait dégringolé les escaliers tout en essayant de mettre ses chaussures. La pluie l’avait cueillie au visage comme une gifle. En face, à l’entrée de la station, un vieux kiosque en bois — désert. Dieu merci !