Comme chez Charlotte Maguire : on avait fouillé de fond en comble, mais par des mains infiniment plus malveillantes. Les visiteurs avaient tout vidé, renversé, jeté au milieu du salon — les vêtements et les livres, les chaussures, les vieilles lettres, les photos, les ustensiles de cuisine, le mobilier… en un grand tas, les décombres d’une vie. Comme si quelqu’un s’était mis en tête de faire un beau feu de joie, puis avait été interrompu à la dernière seconde, au moment de l’allumer.
Calée en évidence au sommet du bûcher, une photo encadrée ; March à vingt ans, serrant la main du commandant en chef de la U-Boot Waffe, l’amiral Dönitz. Pourquoi l’avait-on exposée ainsi ? Qu’avait-on voulu suggérer ? Il la prit, s’approcha de la fenêtre, souffla sur la poussière. Il l’avait presque oubliée. Dönitz aimait monter à bord des unités avant qu’elles ne quittent Wilhelmshaven ; un chef imposant, raide, avec une poigne d’acier, brusque. « Bonne chasse ! » avait-il aboyé dans sa direction. Il grognait la même chose à tout le monde. Alignés devant la tourelle, incroyablement jeunes, on découvrait cinq membres de l’équipage. Halder était à sa gauche ; les autres étaient morts la même année, coincés dans la coque de l’U-175.
Bonne chasse !
Il rejeta la photo sur la pile.
Il avait fallu du temps pour arriver à un tel capharnaüm. Une solide dose de rancune aussi. Et la certitude de ne pas être dérangé. Il était sans doute retenu à la Prinz-Albrecht-Strasse. Ce ne pouvait être que la Gestapo. Il pensa à ce graffiti gribouillé par la Rose blanche sur un mur non loin du Werderscher Markt : « Un État policier est un État géré par des criminels. »
Ils avaient ouvert son courrier. Deux factures impayées depuis un bail — au moins elles feraient leur bonheur — et une lettre de son ex-femme, datée de mardi. Il la parcourut. Elle avait décidé qu’il ne verrait plus Pili. Les visites déstabilisaient trop l’enfant. Elle espérait qu’il reconnaîtrait que c’était la meilleure solution. S’il le fallait, elle exposerait ses raisons devant la Cour familiale du Reich. Sous serment. Elle supposait qu’ils n’en arriveraient pas là, pour son bien comme pour celui de son fils. Signé « Klara Eckart ». Elle avait même repris son nom de jeune fille. Il froissa la feuille pour la lancer sur le tas, à côté de la photo.
La salle de bains, au moins, était à peu près intacte. Il se doucha, se rasa, fit l’inventaire de ses plaies et bosses dans le miroir. En définitive, c’était plus douloureux que réellement grave. Un énorme bleu s’étalait assez joliment sur sa poitrine ; le reste était moins esthétique, sur ses mollets et au bas de sa colonne ; une marque livide au cou. Rien de sérieux. Son père : que disait-il encore ? Sa formule pour les bobos. « Tu survivras, bonhomme. » Eh oui ! « Tu survivras ! »
Pour s’habiller, il revint dans le salon et farfouilla dans le grand tas, récupérant des vêtements propres, une paire de chaussures, une valise, un fourre-tout de cuir. Il craignait qu’ils n’aient emmené son passeport, mais il était là, tout en dessous. Délivré en 1961, quand il avait dû se rendre en Italie pour ramener un truand épinglé à Milan. Son visage plus jeune le fixait, joues plus rondes, demi-sourire. Mon Dieu. J’ai pris dix années en trois ans.
Il brossa son uniforme, l’enfila sur une chemise propre. Puis il boucla sa valise. En se penchant pour s’assurer de la fermeture, il remarqua quelque chose par terre, près de la cheminée vide. Le portrait de la famille Weiss. Il hésita, le ramassa, le plia soigneusement, en carré, tel qu’il était cinq ans plus tôt, quand il l’avait trouvé, et le glissa dans son portefeuille. S’il était fouillé, il dirait que c’était sa famille.
Un dernier coup d’œil circulaire ; il partit en fermant la porte du mieux qu’il put.
À l’agence centrale de la Deutschebank, Wittenberg-platz, il s’informa de l’état de son compte.
« Quatre mille deux cent soixante-dix-sept Reichsmark et trente-huit pfennigs.
— Je retire.
— Tout, Herr Sturmbannführer ? »
L’employé cligna des yeux derrière ses lunettes à monture d’acier.
« Vous clôturez le compte ?
— Tout. »
March le regarda compter quarante-deux billets de cent marks, puis les fourra dans son portefeuille, à côté de la photographie. Pas époustouflant. Les économies de toute une vie.
Aucune promotion et sept ans de pension alimentaire…
L’employé le regardait.
« Le Herr Sturmbannführer disait ? »
Il pensait tout haut. Il devenait dingue.
« Non. Excusez-moi. Merci. »
March reprit sa valise, sortit sur la place, héla un taxi pour le Werderscher Markt.
Seul dans son bureau, il commença par appeler le siège de la Lufthansa et demanda Friedinan, le chef de la sécurité, un ancien de la Kripo qu’il connaissait. Pouvait-il vérifier si la compagnie avait eu un certain Martin Luther sur l’un des vols Berlin-Zurich, dimanche ou lundi ?
« Martin Luther, hein ? (Friedman se marrait franchement.) Et personne d’autre, March ? L’empereur Charlemagne ? Herr von Goethe ?
— C’est important.
— C’est toujours important. Bien sûr. Je sais. »
Friedman promit l’information dans l’heure.
« À propos. Quand t’en auras marre de cavaler derrière les ambulances, j’ai toujours du boulot pour toi ici. Quand tu veux.
— Merci. Ce n’est pas exclu. »
Il raccrocha et avisa la plante morte au-dessus du classeur. Il souleva les racines atrophiées, posa la clé de laiton au fond du pot, remit la plante en place, rectifia la position du pot.
Cinq minutes plus tard, Friedman rappelait.
Les bureaux d’Artur Nebe occupent le quatrième étage — moquette couleur crème, papier peint assorti, éclairage encastré et canapés de cuir noir. Sur les murs, des reproductions photos de quelques sculptures de Thorak. Des figures herculéennes au torse gargantuesque poussant des rochers vers des sommets — célébration de la construction des Autobahnen ; des Walkyries luttant contre les trois démons de l’Ignorance, du Bolchevisme et du Slavisme. Le gigantisme de la statuaire de Thorak était un intarissable — mais néanmoins prudent — sujet de plaisanterie. « Thorax », comme on l’appelait : « Le Herr Professor ne reçoit pas aujourd’hui : il travaille dans l’oreille gauche du cheval. »
L’adjoint de Nebe, Otto Beck, un jeune loup diplômé de Heidelberg et d’Oxford, leva les yeux lorsque March fit irruption dans le bureau.
« Je dois parler à l’Oberstgruppenführer, dit March.
— Il ne reçoit personne.
— Il me recevra.
— Je ne pense pas. »
March se pencha vers Beck, jusque sous son nez, poing sur la table.
« Demandez. »
Dans son dos, la secrétaire de Nebe risqua :
« J’appelle la sécurité ?
— Un moment, Ingrid. »
Les diplômés de l’académie SS d’Oxford affectaient volontiers le flegme britannique. Beck chassa un invisible grain de poussière sur la manche de sa tunique.
« Et qui devrais-je annoncer ?
— March.
— Ah ! Le fameux March. »
Beck s’empara du téléphone.
« Le Sturmbannführer March demande à être reçu, Herr Oberstgruppenführer. »
Il considéra March et fit un signe de la tête.