Выбрать главу

« Très bien. »

Beck pressa un bouton dissimulé sous le bureau, libérant un pêne électrique.

« Cinq minutes, March. Il a un rendez-vous avec le Reichsführer. »

Les portes du bureau étaient en chêne massif, d’au moins six centimètres d’épaisseur. À l’intérieur, les stores avaient soigneusement été tirés. Nebe était penché sur son bureau, sous un cône de lumière jaunâtre, examinant à la loupe une liste dactylographiée. Il tourna vers son visiteur un gros œil de poisson brouillé.

« Qui voilà ! (Il posa sa loupe.) Le Sturmbannführer March. Mains vides, je suppose ?

— Malheureusement. »

Nebe hocha la tête.

« J’apprends de la permanence que les postes de police du Reich débordent de traîne-savates sur le retour, de vieux poivrots sans papiers, de fugueurs du troisième âge… De quoi occuper Globus jusqu’à Noël. (Il se renversa dans son fauteuil.) Comme je connais Luther, il est trop malin pour se découvrir maintenant. Il attendra quelques jours. C’est votre meilleur espoir.

— J’ai une faveur à vous demander.

— Allez-y.

— Je voudrais sortir du pays. »

Nebe vociféra de joie. Il frappa son bureau des deux mains.

« Votre dossier est fourni, March, mais nulle part on n’y mentionne votre sens de l’humour. Excellent ! Qui sait ? Vous survivrez peut-être. Un commandant de KZ peut vous adopter comme bouffon.

— Je veux me rendre en Suisse.

— Évidemment. Les paysages sont formidables.

— Je viens d’avoir un coup de fil de la Lufthansa. Luther s’est envolé pour Zurich dimanche après-midi ; il est revenu à Berlin par le dernier vol, lundi soir. Je crois qu’il a eu accès à un compte numéroté. »

Le rire de Nebe avait fait place à un reniflement méditatif.

« Vos preuves ? »

March posa l’enveloppe sur le bureau.

« Hier soir, j’ai pris ceci dans l’appartement de Stuckart. »

Nebe l’ouvrit et étudia la lettre à l’aide de sa loupe. Il leva les yeux.

« Il ne devrait pas y avoir une clé avec ceci ? »

March fixait les toiles derrière Nebe — Fermière au retour des champs de Schmutzler, Le Führer parle de Padua —, de sinistres croûtes, dans la plus pure ligne officielle.

« Ah, je vois. »

Nebe se renfonça dans son siège, frottant la lentille contre sa joue.

« Si je ne vous laisse pas sortir, je n’ai pas la clé. Je peux évidemment vous confier à la Gestapo, qui saurait vous persuader de coopérer — sans doute assez vite. Mais alors c’est Globus et Heydrich qui auront le contenu du coffre, pas moi. »

Il se tut un moment, puis se leva avec difficulté et claudiqua jusqu’au store. Il écarta une lamelle de quelques millimètres et jeta un coup d’œil à l’extérieur. March remarqua la mobilité de ses yeux qui allaient d’un côté à l’autre.

« L’offre est correcte. Mais pourquoi ai-je cette vision de moi agitant mon mouchoir sur le tarmac de l’aéroport Hermann Goering pour vous souhaiter bon voyage, et de vous jouant les filles de l’air ?

— Je suppose que vous donner ma parole serait inutile…

— Le suggérer serait une offense à notre intelligence. »

Nebe revint à son bureau et relut la lettre. Il pressa un bouton.

« Beck. »

L’adjoint apparut.

« March, donnez-lui votre passeport. Bien. Beck, allez à l’Intérieur et faites délivrer un visa de sortie. Vingt-quatre heures, à partir de dix-huit heures ce soir jusque demain. »

Beck jeta un coup d’œil à March et se glissa hors du bureau.

« Voici mon offre, dit Nebe. Le chef de la police criminelle helvétique, Herr Streuli, est un grand ami. De votre descente de l’avion à votre réembarquement, ses hommes seront sur vos talons. N’essayez pas de leur fausser compagnie. Si vous ne rentrez pas demain, ils vous arrêtent et vous extradent. Si vous tentez de filer à Berne pour vous réfugier dans une ambassade, on vous en empêchera. De toute manière, vous ne pourriez rester nulle part. Depuis l’heureuse nouvelle, hier, les Américains vous livreraient, sans faire de difficultés, franco à la frontière. Les Britanniques, les Français et les Italiens agiront comme nous le voudrons. L’Australie et le Canada sont aux ordres des Américains. Il reste les Chinois, d’accord ; mais je serais vous, je tenterais plutôt ma chance dans un KZ. D’autre part, dès votre retour à Berlin, vous me faites immédiatement savoir ce que vous avez découvert. Vu ? »

March fit signe que oui.

« Très bien. Le Führer dit que la Suisse est “une nation d’hôteliers”. Je vous recommande le Baur au Lac, sur la Tal Strasse, en surplomb du lac. Le grand luxe. Bel endroit pour la dernière nuit du condamné. »

De retour dans son bureau, comme un vrai petit touriste, March s’occupa de réserver sa chambre et sa place dans l’avion. Dans l’heure, on lui apporta son passeport. Le visa avait été tamponné : l’aigle omniprésente et le svastika entouré de guirlandes ; les espaces blancs réservés aux dates consciencieusement remplis de pattes de mouches bureaucratiques.

La durée des visas de sortie était en proportion directe du degré de fiabilité politique du demandeur. Les pontes du Parti avaient droit à dix ans ; cinq pour les membres du Parti ; les citoyens sans casier ni dossier, un an ; la lie des camps, rien, évidemment. Il venait de décrocher vingt-quatre heures. Il se retrouvait parmi les intouchables de la société, les rouspéteurs, les parasites, les spéculateurs, les crypto-criminels.

Il appela la division économique de la Kripo et se mit en contact avec l’expert en affaires suisses. Quand il mentionna la Zaugg, en demandant si la division avait des informations, l’homme au bout du fil se mit à rire.

« Vous disposez de combien de temps ?

— Commencez par le début.

— Ne quittez pas. »

L’homme déposa le combiné et alla chercher le dossier.

Zaugg et Cie avait été fondée en 1877 par un financier franco-allemand, Louis Zaugg. Hermann Zaugg, le signataire de la lettre, était le petit-fils du fondateur. Actuellement toujours directeur principal de la banque, Berlin avait ses activités à l’œil depuis plus de deux décennies. Dans les années quarante, Zaugg avait pas mal trafiqué avec des ressortissants plutôt douteux. On le soupçonnait, pour l’heure, d’avoir en dépôt plusieurs millions de Reichsmark — en espèces, œuvres d’art, lingots, bijoux, pierres précieuses…, le tout revenant de plein droit au Reich, mais les Finances ne parvenaient pas à obtenir l’accès. Ils essayaient depuis des années.

« Qu’est-ce qu’on a sur Zaugg personnellement ?

— Seulement des bricoles. Cinquante-quatre ans, marié, un fils. Une grande propriété sur le lac de Zurich. Très respectable. Très secret. Très bien introduit au gouvernement fédéral. »

March alluma une cigarette et prit un bout de papier. « Répétez-moi l’adresse. »

Max Jaeger fit irruption au moment où March lui rédigeait une note. Il avait poussé la porte avec son dos, les bras encombrés de dossiers, l’air poisseux, suant. Sa barbe de presque deux jours lui donnait une allure menaçante.

« Zavi, Dieu merci ! »

Il jeta un coup d’œil par-dessus ses paperasses.

« J’ai essayé de te joindre toute la journée. Où tu traînais ?

— Ici et là. C’est quoi ? Tes Mémoires ?

— La fusillade de Spandau. T’as entendu l’oncle Artur ce matin. (Il imita la voix nasillarde de Nebe.) Jaeger, vous pouvez retourner à vos occupations habituelles. »