Il laissa tomber les dossiers sur sa table. Le carreau de la fenêtre vibra. Une fine poussière se répandit dans le bureau.
« Dépositions des témoins et des invités à la noce. Rapports d’autopsie — ils ont extrait quinze balles de ce pauvre connard. »
Il s’étira, se frotta les yeux.
« Je pourrais roupiller une semaine d’affilée. Je te le dis : j’ai passé l’âge pour des trouilles comme celle de la nuit dernière. Mon cœur n’encaisse plus. (Il s’interrompit.) Bon Dieu ! Zavi, qu’est-ce que tu fous ? »
March soulevait la plante morte dans son pot. Il récupéra la clé.
« J’ai un avion à prendre dans deux heures. »
Jaeger regarda la valise.
« Ne dis rien… un congé ! Balalaïka sur les bords de la mer Noire. »
Il plia les bras et tendit les jambes dans une parodie de danse russe.
March secoua la tête en souriant.
« Que dis-tu d’une petite bière ?
— Ce que je dis d’une bière ? »
Jaeger, sans cesser de danser, était dans le couloir avant que March ait pu se retourner.
Le petit café de l’Oberwallstrasse était tenu par un inspecteur à la retraite de la Kripo, un certain Fischer. La salle, enfumée, puait la transpiration, la bière éventée et l’oignon frit. La plupart des clients étaient de la police. Les uniformes verts et noirs s’agglutinaient autour du comptoir ou se confondaient dans la pénombre des boxes lambrissés.
L’ours et le renard furent chaleureusement salués.
« On se paie des vacances, March ?
— Hé, Jaeger ! La prochaine fois, rapproche-toi un fifrelin du rasoir ! »
Jaeger insista pour payer. March choisit un compartiment de coin, cala sa valise sous la table et alluma une cigarette. Il en connaissait certains, ici, depuis dix ans. Les chauffeurs de Rahnsdorf avec leurs parties de poker et leurs blagues salaces. Les gros buveurs de la crime à Worth Strasse. Ceux-là, pas moyen de les rater. Walter Fiebes, seul au bout du bar, broyait du noir devant un verre de schnaps.
Jaeger se glissa sur la banquette et leva sa chope.
« Prost !
— Prost ! »
Max essuya la mousse sur ses lèvres.
« Bonnes saucisses, bons moteurs, bonne bière… les trois cadeaux de l’Allemagne au monde. »
Jaeger la sortait chaque fois qu’ils prenaient un verre ; March n’avait jamais eu le courage de le reprendre.
« Alors, c’est quoi, cette histoire d’avion ? »
Le mot, dans la bouche de Jaeger, semblait évoquer tout ce que le monde pouvait offrir d’exotisme. Le plus loin où il était allé, c’était la mer Noire l’été dernier — un camping de la Force par la Joie, près de Gotenburg, vacances familiales.
March tourna légèrement la tête, un regard furtif de chaque côté. Le coup d’œil à l’allemande. Personne dans les boxes voisins. Au zinc, ça criait et riait ferme.
« Je vais en Suisse. Nebe m’a accordé un visa de vingt-quatre heures. La clé que tu viens de voir au bureau, je l’ai piquée dans le coffre de Stuckart. Elle ouvre un coffre à Zurich. »
Jaeger écarquilla les yeux.
« C’est là qu’ils doivent planquer leurs trésors. Rappelle-toi Globus, ce matin : ils ont passé la camelote en fraude pour la fourguer en Suisse.
— Il y a autre chose. J’ai parlé à l’Américaine, Stuckart l’aurait appelée samedi dans la nuit. Pour une défection. »
Défection. L’acte innommable. Le mot resta suspendu dans l’air.
« Mais la Gestapo doit déjà savoir, Zavi. Sa ligne était sûrement sur écoute. »
March secoua la tête.
« Stuckart était trop fin. Il a utilisé la cabine en face de chez elle. (Il sirota sa bière.) Tu vois comment ça se goupille ? Je me sens dans la peau du mec qui descend un escalier dans le noir. D’abord, le cadavre dans la Havel s’avère être celui d’un alte Kämpfer. Puis, sa mort est liée à celle de Stuckart. Ensuite, la nuit dernière, mon seul témoin des agissements de Globus — le cadet Jost — se fait mettre sur la touche par deux SS sur ordre de l’Obergruppenführer. À présent, j’apprends que Stuckart voulait changer de camp. C’est quoi la prochaine ?
— Tu dégringoles dans l’escalier et tu te casses le cou. Voilà la prochaine.
— Pas mal vu. Et tu ne sais pas le pire. »
March parla du dossier sur lui à la Gestapo. Jaeger eut l’air pétrifié.
« Bon Dieu, merde. Tu comptes faire quoi ?
— J’ai envisagé de me tailler. J’ai même sorti tout mon fric de la banque. Mais Nebe a raison : personne ne m’accueillerait. (Il vida son verre.) Tu peux me rendre un service ?
— J’écoute.
— L’appartement de l’Américaine a été visité ce matin. Demande à l’Orpo de Schöneberg de jeter un coup d’œil à l’occasion. J’ai laissé l’adresse sur mon bureau. J’ai aussi filé ton numéro à la fille, en cas de pépin.
— Pas de problème.
— Et ceci : tu peux le donner à Pili ? »
Il tendit une enveloppe avec la moitié de la somme récupérée à la banque.
« Ce n’est pas énorme, mais je peux avoir besoin du reste. Ne le lâche pas avant qu’il ait l’âge de savoir qu’en faire.
— Merde, Zavi ! »
Max se pencha et le prit par l’épaule.
« T’en es pas là ? Si ? Vraiment ? »
March le fixa en silence. Jaeger grommela et regarda ailleurs.
« Oui. Eh bien… (Il fourra l’enveloppe dans une poche.) Si un de mes gosses me dénonçait à la Gestapo, c’est sûrement pas du pognon que je lui balancerais.
— C’est pas sa faute, Max. »
Faute, pensa March. Comment était-ce possible ? Un enfant de dix ans. Le petit avait besoin d’une image du père. Le Parti la fournissait. Stabilité, camaraderie, foi en un idéal… tout ce que March aurait dû, mais n’avait pu donner. La Pimpf attendait d’ailleurs des gosses qu’ils opèrent ce transfert au bénéfice de l’État. Non, il ne voulait ni ne pouvait blâmer son fils.
Jaeger versait dans la mélancolie.
« Une autre bière ?
— Désolé. »
March se leva.
« Il faut que je file. Je te dois une tournée. »
Jaeger suivit le mouvement.
« Quand tu reviens, Zavi, viens chez nous quelques jours. Les gamines passent la semaine à un camp de la Bund deutscher Mädel — tu prendras leur chambre. On pourra mettre quelque chose au point pour la cour martiale.
— Héberger un asocial… Dur à avaler pour la cellule du Parti.
— J’emmerde la cellule du Parti. »
C’était dit avec conviction. Jaeger tendit la main et March la secoua. Une grosse patte calleuse.
« Gaffe à toi, Zavi.
— Gaffe à toi, Max. »
6
Alignée le long des pistes du Flughafen Hermann Goering, étincelante dans le halo de kérosène, la toute dernière génération de jets commerciaux se laissait admirer : les Boeing bleu et blanc de la Pan-Am, les Junkers rouge, blanc et noir à croix gammée de la Lufthansa.
Berlin a deux aéroports. Le vieil aérodrome de Tempelhof, près du centre, pour les lignes intérieures. Le Hermann Goering pour le trafic international. Les nouveaux terminaux, longs et bas, de marbre et de verre, sont — évidemment — de Speer. Devant le hall des arrivées, une statue de Hanna Reitsch, l’aviatrice la plus célèbre d’Allemagne, fondue à partir de débris de Spitfire et de Lancaster. Elle semble scruter le ciel à la recherche d’éventuels intrus. Derrière la statue, un panneau annonce BIENVENUE À BERLIN, CAPITALE DU GRAND REICH ALLEMAND, en cinq langues.