March paya le chauffeur, le gratifia d’un pourboire, et remonta la rampe vers les portes automatiques. L’air était froid, presque artificiel, saturé de fuel, déchiré par la plainte incessante des tuyères. Les portes coulissèrent à son approche, se refermèrent dans son dos. Il fut soudain dans la bulle insonorisée du bâtiment des départs.
« Vol Lufthansa 401 à destination de New York. Les passagers sont priés de se rendre porte numéro huit pour embarquement… »
« Dernier appel pour le vol Lufthansa 014 à destination de Theoderichshafen. Les passagers… »
Il commença par aller au bureau de la Lufthansa ; son billet l’attendait. À l’enregistrement, son passeport fut soigneusement épluché par une blonde avec « Gina » épinglé sur son sein gauche et un insigne à svastika sur le revers.
« Le Herr Sturmbannführer souhaite confier ses bagages ?
— Non, merci. Je n’ai que ceci. »
Il tapota la petite valise.
La préposée lui rendit son passeport avec la carte d’embarquement glissée à l’intérieur. Son sourire était aussi éclatant et aussi dépourvu de joie qu’un éclairage au néon.
« Embarquement dans trente minutes. Bon voyage, Herr Sturmbannführer.
— Merci, Gina.
— Je vous en prie.
— Merci. »
Ils se saluaient comme deux hommes d’affaires japonais. L’aviation était un monde à découvrir, pour lui ; un univers étrange, avec ses rituels impénétrables.
Il suivit les indications vers les toilettes, choisit le compartiment le plus éloigné des lavabos, verrouilla la porte, ouvrit la valise, sortit le fourre-tout de cuir. Puis il s’assit et ôta ses bottes. La lumière blafarde ricochait sur les chromes et le carrelage.
Lorsqu’il fut déshabillé, il mit les bottes et l’uniforme dans le sac, enfonça le luger au milieu du tout, actionna et verrouilla la fermeture Éclair.
Cinq minutes plus tard, il réapparut, métamorphosé. Costume gris clair, chemise blanche, cravate bleu pâle et chaussures brunes ; le surhomme aryen était redevenu un citoyen normal. Il pouvait mesurer le changement dans la prunelle des gens. Finis les regards effrayés. À la consigne, où il déposa le fourre-tout, le préposé fut même franchement désagréable en lui tendant son reçu.
« Le perdez pas. Si vous le paumez, pas la peine de vous repointer ici. »
Il eut un geste désinvolte en direction du panneau, derrière lui :
« Avertissement. Les objets ne sont rendus que sur présentation du talon. »
Au contrôle des passeports, March s’attarda, notant mentalement le dispositif de sécurité. Obstacle Un : vérification des cartes d’enregistrement, impossibles à obtenir sans un visa en règle. Obstacle Deux : nouvel épluchage des visas. Trois membres de la Zollgrenzschutz, la police des frontières, stationnaient à la porte d’accès, armés de pistolets-mitrailleurs. L’homme âgé qui précédait March fut dévisagé avec une attention particulière ; le fonctionnaire parla à quelqu’un au téléphone avant de le laisser passer. Ils recherchaient toujours Luther.
Quand vint son tour, March vit à quel point son passeport intrigua le policier. Un SS-Sturmbannführer avec seulement un visa de vingt-quatre heures ? Les signes distinctifs normaux du rang et du privilège, d’ordinaire si clairs, étaient trop confus, indéchiffrables. La curiosité et la servilité se bousculaient sur le visage de l’homme. La servilité, comme toujours, l’emporta.
« Bon voyage, Herr Sturmbannführer. »
Passé l’obstacle, March put récapituler ses connaissances en matière de sécurité dans les aérogares. Les bagages passaient aux rayons-X. Fouille corporelle, ouverture du bagage. Inspection de chaque objet, trousse de toilette inventoriée, mousse à raser décapsulée et reniflée. Chaque fonctionnaire œuvrait avec le soin de celui qui sait qu’un avion détourné ou l’explosion d’une bombe terroriste lui vaudrait de passer les cinq années à venir dans un KZ. Finalement libéré des contrôles, il tapota sa poche intérieure pour, s’assurer que la lettre de Stuckart y était toujours, joua avec la petite clé de laiton au fond de sa poche. Au bar, il commanda un double whisky et alluma une cigarette.
Il embarqua dans le Junkers dix minutes avant le décollage.
C’était le dernier vol de la journée pour Zurich ; la cabine était pleine d’hommes d’affaires et de banquiers — costumes trois pièces sombres, tous plongés dans des feuilles financières roses. March avait un siège près d’un hublot. Le siège voisin était inoccupé. Il rangea sa valise dans le compartiment au-dessus de sa tête, s’installa et ferma les yeux. La sono diffusait en sourdine une cantate de Bach. À l’extérieur, les réacteurs s’enclenchèrent l’un après l’autre, remontant toute la gamme, en canon, du bourdonnement sourd au hurlement strident L’appareil tressauta légèrement et se mit à rouler.
March avait à peine fermé l’œil, ces dernières trente-six heures. La musique l’enveloppait, les vibrations le berçaient. Il s’endormit.
Il manqua la démonstration des procédures de sécurité. Le décollage perturba à peine ses rêves. Il ne remarqua pas davantage la personne qui se glissa dans le siège à côté du sien.
Quand il ouvrit les yeux, ils volaient à dix mille mètres, le pilote annonçait qu’ils passaient au-dessus de Leipzig. L’hôtesse se penchait vers lui ; désirait-il une boisson ? Il voulut répondre : « Un whisky », mais ne put articuler une syllabe. À côté de lui, apparemment plongée dans un magazine, il venait d’apercevoir Charlotte Maguire.
Le Rhin glissait sous eux ; une large boucle de métal en fusion dans le soleil couchant. March ne l’avait jamais vu d’en haut. « Patrie chérie, nul danger pour toi / Ta garde tient ferme le long du Rhin. » Les couplets de son enfance, tapotés sur le piano désaccordé de l’école, dans le gymnase plein de courants d’air. Qui les avait écrits ? Il ne s’en souvenait pas.
Le survol du fleuve était le signal : ils venaient de quitter le Reich, de passer en Suisse. Au loin, dans la brume, les montagnes gris-bleu ; en bas, les champs soigneusement délimités, les taches sombres des forêts de pins, le rouge des toits en pente, la blancheur des petites églises.
Quand il s’était réveillé, elle s’était moquée de son air égaré.
« Vous vous débrouillez peut-être avec les criminels endurcis, avec la Gestapo ou la SS, avait-elle plaisanté ; mais vous n’avez pas la moindre idée de ce que c’est, la bonne vieille presse américaine. »
Il s’était mis à pester ; elle avait répondu en écarquillant les yeux, l’air à la fois innocent et moqueur, comme les gamines de Max Jaeger. Un jeu naturellement forcé, donc très efficace. March était ferré, pris au piège de sa mauvaise humeur.
Puis elle avait insisté. Elle voulait tout expliquer, qu’il veuille ou non l’entendre, plaidait-elle en agitant dangereusement son gobelet de whisky. C’était simple, finalement. Il avait dit qu’il comptait être à Zurich ce soir. C’était le seul vol. Elle avait expliqué à l’aéroport qu’elle était l’assistante du Sturmbannführer March. Elle était en retard : était-ce possible d’avoir un siège voisin du sien ? Confirmation donc qu’il était à bord.
« Vous y étiez, conclut-elle. Endormi comme un bébé.
— Et s’ils vous avaient dit qu’aucun passager du nom de March n’était à bord ?
— J’y serais allée de toute façon. »