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Il s’était campé devant la fenêtre, cravate défaite, buvant à petits coups le whisky pur malt, le regard perdu sur l’étendue du lac. Des rubans de lumières jaunes suivaient les contours capricieux de l’eau noire ; sur la surface, de minuscules points rouges, verts et blancs rebondissaient et clignotaient. Il alluma une cigarette, la énième de la semaine.

Des gens riaient sur la promenade sous sa fenêtre. Une lumière glissait à vive allure sur le lac. Pas de Grand Dôme, pas de fanfares, pas d’uniformes. Pour la première fois depuis — combien ? un an au moins — il échappait à l’acier et au granit de Berlin. Oui. Il leva son verre et étudia le liquide pâle. D’autres vies existaient, d’autres villes.

Il remarqua qu’avec la bouteille, elle avait commandé deux verres.

Il revint s’asseoir au bord du lit et considéra le téléphone. Ses doigts tambourinèrent sur la console.

Folie pure.

Elle avait l’habitude de fourrer ses mains dans ses poches et elle restait ainsi, la tête légèrement penchée, avec un petit sourire. Dans l’avion, se souvenait-il, elle portait une robe de laine rouge avec une ceinture de cuir. Des bas noirs — ses jambes étaient belles. Et quand elle était furieuse ou amusée — elle était le plus souvent les deux en même temps —, elle ramenait ses cheveux derrière son oreille.

Les rires, dehors, s’étaient tus.

Vous étiez où, depuis vingt ans ? Cette question méprisante, dans l’appartement de Stuckart.

Elle savait tant de choses. Elle papillonnait autour de lui.

Les millions de Juifs qui ont disparu pendant la guerre

Le carton était dans sa main ; il se versa un autre verre, s’allongea sur le lit. Dix minutes plus tard, il souleva le combiné et parla à la téléphoniste.

« Chambre 277. »

De la folie. Folie.

Ils se retrouvèrent dans le hall, sous les frondaisons d’un palmier luxuriant. Dans un coin, un quatuor à cordes évoluait allègrement dans des morceaux choisis de La Chauve-souris.

« Le scotch est superbe.

— Une offre de paix.

— Acceptée. Merci. »

Il jeta un coup d’œil à la plus âgée des violoncellistes. Ses grosses jambes étaient vigoureusement écartées, comme si elle devait traire une vache.

« Dieu seul sait pourquoi je vous fais confiance.

— Et Lui seul sait pourquoi, moi, je me fie à vous.

— Règles de base, dit fermement March. Un : fini les mensonges. Deux : c’est moi qui décide, que ça vous plaise ou non. Trois : vous me soumettez ce que vous avez l’intention de publier, et si je vous demande de sucrer, exécution. D’accord ?

— Marché conclu. »

Elle sourit et tendit la main. Il la serra. La paume était fraîche, ferme. Pour la première fois, il remarqua la montre d’homme à son poignet.

« Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ? » demanda-t-elle.

Il lâcha sa main.

« Prête à sortir ? »

Elle portait toujours la robe rouge.

« Oui.

— Papier, crayon ? »

Elle tapota la poche de son imper.

« Jamais sans !

— Comme moi. Parfait. En avant. »

La Suisse était un minuscule pôle de lumière au cœur d’une immensité obscure. Des ennemis tout autour : Italie au sud, France à l’ouest, Allemagne au nord et à l’est. Sa survie tenait du prodige : le « miracle suisse », comme on l’appelait.

Le Luxembourg était devenu le Moselland, l’Alsace-Lorraine la Westmark ; l’Autriche, l’Ostmark. Même scénario pour la Tchécoslovaquie — le petit bâtard de Versailles n’était plus que le protectorat de Bohême et de Moravie. La Pologne, la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie : gommées de la carte. À l’est, l’Empire allemand s’était taillé quatre Reichskommissariats, Ostland, Ukraine, Caucase et Moscovie.

À l’ouest, douze nations — Portugal, Espagne, France, Irlande, Grande-Bretagne, Belgique, Pays-Bas, Italie, Danemark, Norvège, Suède et Finlande — avaient lié leur sort à celui de l’Allemagne, par le Traité de Rome, et formaient l’espace économique européen. L’allemand était la deuxième langue officielle dans toutes les écoles. Les gens rêvaient de voitures allemandes, écoutaient des stations radio allemandes, regardaient des chaînes télé allemandes, travaillaient pour des firmes devenues allemandes, se plaignaient du comportement des touristes allemands sur les lieux de vacances… et les équipes sportives allemandes l’emportaient dans toutes les disciplines et les rencontres internationales, sauf au cricket, que seuls les Britanniques peuvent comprendre.

Dans cet environnement, la Suisse restait neutre. Le Führer n’avait pas réellement voulu cette situation. Mais le temps, pour les états-majors de la Wehrmacht, de peaufiner leur plan de conquête, et le gel de la guerre froide avait tout figé. La Confédération subsista, miette de no man’s land, incroyablement utile et de plus en plus profitable aux deux camps — on pouvait à loisir s’y rencontrer et traiter en secret.

« Tu ne croiseras que trois catégories de bipèdes en Suisse, lui avait expliqué le spécialiste de la Kripo. Les espions américains, les espions allemands, et les banquiers helvètes qui s’arrangent pour pomper le fric. »

Au siècle précédent, les banquiers s’étaient établis sur la rive nord du lac de Zurich — y formant comme une riche croûte, un épais dépôt abandonné par des marées d’argent. Comme à Schwanenwerder, leurs villas n’offraient au regard que l’apparence vide et nette de clôtures élevées et de portes infranchissables, derrière des écrans d’arbres touffus.

March se pencha pour parler au chauffeur :

« Ralentissez ici. »

La procession s’était étoffée. En tête, le taxi avec March et Charlotte, puis les deux policiers, chacun dans une voiture. Bellerive donnait dans Seestrasse. March comptait les numéros.

« Arrêtez ! »

Le taxi monta sur le trottoir. Les voitures banalisées les dépassèrent. Cent mètres plus loin, l’éclat des feux arrière signala leurs coups de frein.

Charlie regardait autour d’elle.

« Et maintenant ?

— Maintenant, on jette un coup d’œil sur la propriété du Dr Hermann Zaugg. »

March paya le chauffeur, qui exécuta un rapide demi-tour et disparut en direction du centre de la ville. La route était déserte.

Toutes les villas étaient solidement protégées, mais celle de Zaugg, la troisième sur la route, était une forteresse. Des portes métalliques massives, hautes de trois mètres, flanquées de murs de pierre. Une caméra de sécurité couvrait l’entrée. March prit Charlotte par le bras et ils passèrent devant, comme des amoureux en balade. Ils traversèrent la route et se postèrent en face, dans une allée. March regarda sa montre. Vingt et une heures et des poussières. Cinq minutes s’écoulèrent. Il allait proposer de s’en aller quand, avec un claquement sec puis un vrombissement de machinerie, les battants commencèrent à s’écarter.

« Quelqu’un sort…

— Non. (March fit un mouvement de menton en direction de la route.) Quelqu’un arrive. »

La limousine était aussi imposante que puissante : une voiture anglaise, une Bentley noire. Elle venait du centre, à vive allure, freina et bifurqua pour s’engager dans l’entrée. Un chauffeur et un autre homme à l’avant ; à l’arrière, un éclair de cheveux argentés — Zaugg probablement. March n’eut que le temps de noter la faible hauteur du châssis de la voiture. L’un après l’autre, les pneus avaient absorbé le choc au contact du trottoir — whump, whwnp, whump, whump. La Bentley s’éloignait.