« Elle n’est pas comme vous. »
C’est tout ce qu’il trouva à dire.
« Ce qui signifie ?
— Elle n’a pas d’idées à elle. Elle se préoccupe de ce que pensent les gens. Elle est aigrie.
— À cause de vous ?
— Évidemment.
— Elle voit quelqu’un d’autre ?
— Oui. Un bureaucrate du Parti. Bien plus convenable que moi.
— Et vous ? Quelqu’un ? »
Un avertisseur se déclencha dans sa tête. Plongée, plongée, plongée. Deux liaisons depuis le divorce. Une institutrice qui louait l’appartement en dessous du sien et une jeune veuve qui enseignait l’histoire à l’université — une autre relation de Rudi Halder. Il soupçonnait parfois Rudi de penser que son unique mission sur terre était de lui dénicher quelqu’un. Chaque aventure avait duré quelques mois, le temps pour l’une comme pour l’autre de se fatiguer des appels de dernière minute, depuis le Werderscher Markt : « Un truc qui nous tombe dessus. Je suis désolé… »
Au lieu de répondre, March ironisa :
« Toutes ces questions ! Vous auriez dû être flic. »
Elle fit la moue.
« Si peu de réponses. Vous auriez dû être journaliste. »
Le serveur remplit leurs verres. Quand il se fut éloigné, elle reprit :
« Vous savez, la première fois que je vous ai vu, je vous ai détesté sur-le-champ.
— Oui. L’uniforme. Ça vous dépare un homme.
— Cet uniforme-là. Dans l’avion, cet après-midi, je vous ai à peine reconnu. »
March découvrit une autre raison à sa bonne humeur. Il n’avait à aucun moment aperçu le reflet noir de sa propre silhouette, ni vu personne se recroqueviller à son approche.
« Dites-moi. Comment voit-on les SS en Amérique ? »
Elle roula les yeux.
« Oh, merde, March ! S’il vous plaît. Ne fichons pas en l’air une bonne soirée.
— Je m’interroge vraiment. Je voudrais savoir. »
Il devait l’amadouer, la contraindre à parler.
« Eh bien. Comme des criminels. Des sadiques. L’incarnation du mal. Ce genre de commentaires. C’est vous qui insistiez. Je ne vous vise pas, O.K. ? D’autres questions ?
— Un million. Faudrait une vie.
— Une vie ! Bon, allez-y ! J’avais rien prévu de particulier. »
Il resta un moment comme sonné, paralysé par le choix. Par où commencer ?
« La guerre à l’Est. À Berlin, on n’entend parler que de victoires. Mais la Wehrmacht doit rapatrier ses cercueils de nuit, par trains spéciaux ; personne ne peut chiffrer les pertes.
— J’ai lu quelque part une estimation du Pentagone : cent mille Allemands tués depuis 1960. La Luftwaffe écrase les villes russes sous les bombes, jour après jour, mais d’autres hommes prennent aussitôt le relais. Vous ne pouvez vaincre car ils n’ont plus de repli possible. Et vous ne pouvez utiliser la bombe par crainte d’une riposte — la nôtre, et c’est la planète qui explose.
« Quoi d’autre ? »
Il essayait de penser aux gros titres.
« Goebbels prétend que notre technologie spatiale ridiculise la vôtre.
— À l’heure actuelle, je crois que c’est vrai. Peenemünde a mis ses satellites sur orbite des années avant nous.
— Winston Churchill vit encore ?
— Oui. C’est un très vieux monsieur, maintenant. Au Canada. Il s’est installé là. La reine aussi. (Elle nota sa perplexité.) Élisabeth prétend au trône de son oncle.
— Et les Juifs ? Que disent les Américains ? Qu’avons-nous fait ? »
Elle secoua la tête.
« Pourquoi insistez-vous ?
— S’il vous plaît. La vérité.
— La vérité ? Comment la saurais-je ? »
Elle avait haussé le ton ; elle criait presque. Le couple à la table voisine tourna la tête.
« Nous en venons à percevoir l’Allemagne comme un monde extra-terrestre. La vérité n’y a plus de pertinence.
— Parfait. Alors que dit la propagande ? »
Elle regarda ailleurs, exaspérée, puis le fixa à nouveau, avec tant d’intensité qu’il eut du mal à soutenir son regard.
« Très bien. On raconte que vous avez nettoyé l’Europe de toute créature juive vivante — hommes, femmes, enfants. On dit que vous les avez expédiés dans des ghettos à l’Est, où des milliers sont morts de malnutrition et de maladie. Puis vous avez repoussé les survivants encore plus à l’est. La suite, personne ne la sait. Quelques rescapés ont pu se réfugier en Russie, par l’Oural. J’en ai vu à la télé. Des vieux types plutôt curieux dans l’ensemble ; un peu dingues. Ils parlent de fosses d’exécution, d’expériences médicales, de camps où l’on entre mais dont personne ne sort. Ils évoquent des millions de morts. Là-dessus, interview de l’ambassadeur d’Allemagne, avec son beau costard, et il assure que tout cela n’est que pure propagande communiste. Personne n’a donc la moindre idée de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. Et je vous dirai autre chose : la plupart des gens s’en tamponnent. (Elle se rejeta en arrière.) Satisfait ?
— Je suis désolé.
— Moi aussi. »
Elle tendit la main vers sa cigarette, mais s’immobilisa, le fixant à nouveau droit dans les yeux.
« C’est ça, votre revirement à l’hôtel, n’est-ce pas ? Rien à voir avec le whisky. Vous vouliez me pomper des infos. (Elle se mit à rire.) Et moi qui croyais que je vous manipulais. »
Après, l’atmosphère fut plus détendue. Ce qui flottait de délétère entre eux s’était dissipé. Il parla de son père, la façon dont il avait reproduit son itinéraire, jusqu’à la marine ; de quelle manière il s’était retrouvé dans la police et comment, y prenant goût, elle était devenue pour lui presque une vocation.
Elle dit :
« Je continue à ne pas comprendre.
— Quoi ?
— Cet uniforme. »
Il reprit du vin.
« Oh, la réponse est simple. En 1936, la Kriminalpolizei a été fusionnée à la SS ; les officiers devaient accepter un grade SS honoraire. J’avais donc le choix : inspecteur avec cet uniforme, et essayer de travailler un peu proprement ; ou autre chose sans l’uniforme, et ne servir strictement à rien. »
Et comme c’est parti, même ce choix, je ne l’aurai bientôt plus.
Elle inclina la tête, à sa façon, et fit signe qu’elle saisissait.
« En un sens, ça se tient. »
Il se sentit soudain fébrile. Il se dégoûtait.
« Non, ça ne tient pas. C’est des conneries, Charlie. »
C’était la première fois qu’il l’appelait ainsi — elle le lui avait demandé au début du repas. Cela sonnait presque comme une déclaration. Il s’empressa de poursuivre :
« C’est ce que je raconte à tout le monde, surtout à moi, depuis dix ans. Malheureusement, même moi j’ai cessé d’y croire.
— Mais ce qui s’est passé — le pire de ce qui s’est passé — date de la guerre. Vous n’y étiez pas. Vous venez de me le raconter : vous étiez en mer. »
Il considéra son assiette en silence. Elle continuait :
« Et de toute façon, la guerre, c’est différent. Tous les pays commettent des atrocités. Le mien a lâché une bombe atomique sur des civils japonais — un quart de millions de morts en quelques secondes. Et les Américains sont les alliés des Russes depuis vingt ans. Vous vous souvenez de ce que les Russes ont fait ? »