Il y avait du vrai dans ce qu’elle disait. À mesure qu’ils progressaient vers l’est, et à commencer par les milliers de corps de la forêt de Katyn, les Allemands avaient découvert les fosses communes des victimes de Staline. Des millions de morts, dans les famines, les purges, les déportations des années trente. Personne ne savait le nombre exact. Les tranchées d’exécution, les chambres de torture, les goulags au-delà du cercle polaire — tous soigneusement conservés à présent, comme monument aux victimes, comme musées du mal bolchevique. On y emmenait les enfants des écoles ; d’anciens prisonniers guidaient les visiteurs. Un important courant historique se consacrait à l’étude des crimes du communisme. La télévision programmait des documentaires sur l’holocauste stalinien — des crânes blanchis et des squelettes ambulants, des cadavres remués au bulldozer et des restes de femmes et d’enfants couverts de terre, ligotés par du fil de fer et abattus d’une balle dans la nuque.
Elle posa sa main sur la sienne.
« Le monde est ce qu’il est. Même moi, je peux m’en rendre compte. »
Il parla sans la regarder.
« Oui. Très bien. Mais tout ce que vous me dites, on me l’a déjà servi. “C’était il y a longtemps” ; “C’était la guerre” ; “Les Ruskoffs ont fait pire” ; “Que peut-on espérer faire seul ?”, Dix ans que tout le monde me chuchote ça. Personne ne va plus loin dans le risque d’ailleurs : chuchoter. »
Elle retira sa main et alluma une autre cigarette, tournant et retournant le petit briquet en or entre ses doigts.
« Quand j’ai débarqué à Berlin, mes parents m’avaient donné cette liste de gens qu’ils avaient connus. Beaucoup dans le milieu du théâtre, des artistes — des amis de ma mère. Je suppose — en toute logique — que plusieurs étaient juifs, ou homosexuels. Et je les ai cherchés. Ils étaient partis, évidemment. Ça ne m’a qu’à moitié surprise. Mais ils n’avaient pas seulement disparu. C’était comme s’ils n’avaient jamais existé. »
Elle tapota doucement le bord du briquet sur la nappe. Il remarqua ses doigts, minces, non manucurés, sans bijoux.
« Bien sûr, des gens vivaient là où ils avaient vécu. Souvent des vieux. Ils devaient savoir, non ? Ils demeuraient là, sans expression, rien. Regardant la télé, buvant des tisanes, écoutant de la musique. Rien, absolument rien ne restait.
— Regardez ceci. »
March prit la photo dans son portefeuille. Elle avait quelque chose d’incongru dans l’apparat de la salle — une vieillerie récupérée dans un grenier miteux, sur un éventaire aux puces.
Il la lui tendit. Elle étudia le cliché. Une mèche de cheveux glissa sur son visage, elle l’écarta d’un geste.
« Qui est-ce ?
— Quand j’ai emménagé dans mon appartement, après notre séparation, à Klara et à moi, il fallait le remettre à neuf — rien n’avait été fait depuis des années. J’ai trouvé ça sous le papier peint de la chambre. Pour tout vous avouer, j’ai littéralement démantelé cette pièce, mais il n’y avait rien d’autre. Ils s’appelaient Weiss. Mais qui sont-ils ? Où sont-ils ? Que leur est-il arrivé ? »
Il récupéra la photo, la replia, la rangea dans son portefeuille.
« Imaginez, une vie consacrée à démasquer des criminels, et insensiblement vous découvrez que les vrais assassins sont ceux pour qui vous travaillez. Vous faites quoi ? Surtout quand tout le monde vous répète de ne pas vous tracasser, que vous ne pouvez rien y changer, que c’était il y a bien longtemps ? »
Elle le regarda différemment.
« Je suppose qu’on devient fou.
— Ou pire. Sain d’esprit. »
Elle insista, malgré ses protestations, pour payer la moitié de la note. Il était presque minuit quand ils quittèrent le restaurant. Ils marchèrent en silence vers l’hôtel. Les étoiles se déployaient dans le ciel ; au bas de la ruelle en pente, le lac attendait.
Elle prit son bras.
« Vous vouliez savoir, ce matin… Ce garçon de l’ambassade, Nightingale… s’il était mon amant.
— C’était grossier de ma part. Je suis désolé.
— Je vous aurais déçu si j’avais répondu oui ? »
Il hésita.
Elle poursuivit :
« Eh bien, non ! Il aimerait bien… Pardon, ça paraît présomptueux.
— Absolument pas. Je suis certain que beaucoup le souhaiteraient.
— Je n’avais rencontré personne… »
N’avais.
Elle hésita.
« J’ai vingt-cinq ans. Je vais où je veux, je fais ce que bon me semble, je choisis qui j’aime. »
Elle se tourna vers lui, effleura sa joue. Sa main était tiède.
« Mon Dieu, je déteste sortir ce genre de… Pas vous ? »
Elle attira son visage contre le sien.
C’est curieux, pensa March après coup. Vivre sa vie dans l’ignorance du passé, du monde, de soi-même. Et comme c’est facile ! On se contente de cheminer, jour après jour, dans les sentiers que d’autres ont tracés pour vous, sans jamais lever la tête, enveloppé de leur logique, des langes au linceul. C’était une sorte de peur et de respect.
Bien, adieu donc à tout cela. Et quel soulagement d’en être sorti — peu importent, à présent, les conséquences.
Il ne tenait plus en place. Il passa son bras autour d’elle. Il avait tant de questions à lui poser.
« Holà ! holà ! (Elle riait, cramponnée à lui.) Assez. Stop. Je commence à craindre que tu ne me désires que pour ce que j’ai dans la tête ! »
Dans la chambre de Xavier, elle dénoua sa cravate et l’attira contre elle, une fois encore, ses lèvres douces contre les siennes. Sans cesser de l’embrasser, elle fit tomber le veston de ses épaules, déboutonna sa chemise. Ses mains parcoururent son torse, son dos, son ventre.
Elle s’agenouilla et tira sur sa ceinture.
Il ferma les yeux, resserra les doigts sur sa chevelure.
Puis il s’écarta doucement, s’accroupit pour lui faire face, souleva sa robe, la lui ôta. Déshabillée, elle rejeta la tête en arrière, secoua ses cheveux. Il voulait la connaître toute, embrassait son cou, ses seins, son ventre, humait son parfum, ébloui par la fermeté et la douceur de sa chair sous ses caresses, par le velouté de sa peau sous ses lèvres.
Elle le guida vers le lit, s’installa sur lui. La seule lumière venait du lac ; les ombres ondulaient autour d’eux. Quand il entrouvrit la bouche pour dire quelque chose, elle posa un doigt sur ses lèvres.
Vendredi 17 avril
La Gestapo, la Kriminalpolizei et les services de la sûreté sont nimbés de l’aura mystérieuse de la fiction politique et policière.
1
Les transactions avaient repris depuis une demi-heure à la Bourse de Berlin. À Zurich, sur la Bahnhofstrasse, sur le panneau en vitrine de l’Union des Banques suisses, les chiffres cliquetaient comme des aiguilles à tricoter. Bayer, Siemens, Thyssen, Daimler… en hausse, en hausse, en hausse. Seul titre à plonger à la nouvelle de la détente : Krupp.
Comme chaque matin, un petit attroupement de personnes bien mises surveillait nerveusement ce moniteur de la santé économique du Reich. Les indices étaient en chute libre depuis six mois et le moral des investisseurs virait lentement à la panique. Cette semaine, en revanche, grâce à ce bon vieux Joe Kennedy — il faut dire qu’il en connaissait un bout, le vieux Joe : en son temps, à Wall Street, il s’était fait un demi-milliard de dollars —, oui, grâce à Joe, la baisse avait cessé. Berlin était euphorique. Tout le monde était euphorique. Personne ne prêtait attention au couple qui remontait la rue, venant du lac, sans vraiment se tenir par la main, mais suffisamment près l’un de l’autre pour se toucher à l’occasion, suivi de deux messieurs en imperméable beige, l’air las.