March, l’après-midi de son départ, avait eu droit à un court briefing sur les mœurs bancaires de la Confédération.
« La Bahnhofstrasse est l’épicentre financier. D’apparence, elle peut faire penser à une grande artère commerçante — ce qu’elle est également. Tout se passe en coulisse, derrière les boutiques en façade et dans les bureaux aux étages. Les banques sont là. Il faut les chercher. En Suisse, un dicton veut que plus l’argent est vieux, plus il se fait discret. À Zurich, il est si vieux qu’il est invisible. »
Sous les pavés de la Bahnhofstrasse, sous les rails du tramway, des catacombes de chambres fortes s’étendaient en tous sens ; trois générations de fortunes européennes y avaient enfoui leurs avoirs. March considéra la foule des badauds et des touristes : sur quels rêves anciens et secrets, sur quels ossements déambulaient-ils ?
Les banques étaient de petites affaires familiales : une ou deux douzaines d’employés, peu de bureaux, une discrète plaque de cuivre. Zaugg et Cie en était l’archétype. Une entrée dissimulée dans une petite rue latérale, à côté d’une bijouterie, surveillée par une caméra cachée identique à celle de la villa de Zaugg. Quand March enfonça le bouton de la sonnette, il sentit Charlie lui presser subrepticement la main.
Une voix féminine dans l’interphone les invita à décliner leurs noms et qualités. Il leva la tête vers la caméra.
« Je m’appelle March. Voici Fräulein Maguire. Nous aurions aimé rencontrer Herr Zaugg.
— Vous avez rendez-vous ?
— Non.
— Le Herr Direktor ne reçoit que sur rendez-vous.
— Dites-lui que nous avons une lettre de pouvoir pour le compte numéro 2402.
— Un moment, je vous prie. »
Les policiers traînassaient à l’entrée de la ruelle. March jeta un coup d’œil à Charlie. L’éclat de ses yeux lui parut plus vif, sa peau plus éclatante. Non, il se montait sûrement le bourrichon. Tout avait l’air mieux aujourd’hui, comme recouvert d’un vernis brillant — les arbres plus verts, les fleurs plus blanches, le ciel plus bleu.
De son sac en bandoulière elle sortit un appareil photo, ion Leica.
« Un petit instantané pour l’album de famille.
— À votre aise. Évitez de me coller dessus.
— Quelle modestie ! »
Elle photographia la porte et la plaque de Zaugg. La voix de la réceptionniste grésilla dans l’interphone.
« S’il vous plaît, c’est au deuxième. »
Un bourdonnement de verrou et March poussa le lourd battant de porte.
L’immeuble était une véritable illusion d’optique. Banal à l’extérieur, ne payant absolument pas de mine ; à l’intérieur, un vaste escalier de verre et de chrome menait à un confortable hall d’accueil décoré d’œuvres d’art modernes. Hermann Zaugg les attendait. Près de lui, un des gardes du corps entrevus la veille.
« Herr March, c’est cela ? (Zaugg tendit la main.) Et Fräulein Maguire ? »
Il lui serra également la main, avec un léger salut.
« Britannique ?
— Américaine.
— Oui. Bien. Toujours enchanté de rencontrer nos amis d’Amérique. »
Il faisait penser à une poupée : les cheveux argentés, le visage rose et lisse, les petites mains potelées, les pieds menus. Costume noir impeccable, chemise blanche, cravate gris perle.
« Je comprends que vous êtes en possession de l’indispensable autorisation ? »
March produisit la lettre. Zaugg passa rapidement le papier sous la lumière et examina la signature.
« Oui, en effet. L’écriture de mes jeunes années. Je crains qu’elle ne se soit bien dégradée depuis. Venez. »
Dans son bureau, il indiqua un profond canapé de cuir blanc, Lui-même prit place derrière son bureau. L’avantage de la hauteur : le vieux truc.
March était décidé à jouer franc-jeu.
« Nous sommes passés devant chez vous hier soir. Bien protégé. »
Zaugg avait croisé les mains sur son bureau. Il esquissa un geste vague avec ses pouces, peu compromettant, l’air de dire : Vous savez ce que c’est.
« Je tiens de mes collaborateurs que vous-même n’étiez pas sans protection. Dois-je considérer votre visite comme officielle ou privée ?
— Les deux. Ou plus exactement, ni l’un ni l’autre.
— Je vois. D’ordinaire on m’annonce ensuite qu’il s’agit d’une “affaire délicate”.
— Il s’agit d’une affaire délicate.
— Ma spécialité. (Il ajusta ses manchettes.) J’ai parfois l’impression, certains jours, que toute l’histoire de l’Europe de ce XXe siècle est passée par ce bureau. Dans les années trente, des réfugiés juifs se tenaient là où vous êtes, souvent pathétiques, s’accrochant à ce qu’ils avaient pu sauver. Très souvent, ces messieurs de la Gestapo les suivaient de près. La décennie suivante : mes visiteurs étaient plutôt de hauts responsables allemands, comment dire… des hommes de fortune récente. Parfois les mêmes qui s’étaient présentés pour fermer les comptes d’autres clients revenaient en ouvrir à leur nom. Puis, dans les années cinquante, nous avons traité avec les ayants droit des chers disparus des périodes précédentes. Aujourd’hui, les années soixante, je prévois une intensification de la clientèle américaine, dès lors que vos deux grands pays se rapprochent… Les années soixante-dix seront pour mon fils.
— Cette lettre, quel niveau d’accès autorise-t-elle ?
— Vous avez la clé ? »
March fit signe que oui.
« Dans ce cas, vous avez plein et entier accès.
— Nous aimerions commencer par le détail des transactions.
— Très bien. »
Zaugg examina la lettre puis décrocha son téléphone.
« Fräulein Graf, le dossier du 2402. »
Elle arriva moins d’une minute plus tard. Une femme d’âge moyen, portant un très mince dossier dans une chemise beige. Zaugg le prit.
« Que souhaitez-vous savoir ?
— Quand le compte a-t-il été ouvert ? »
Zaugg feuilleta les pièces.
« Juillet 1942. Le 8.
— Et à quel nom ? »
Zaugg hésita. Il s’accrochait comme un avare à son précieux magot d’informations. En lâcher une était un drame. Mais aux termes des règles que lui-même s’était fixées, il n’avait guère le choix.
« Herr Martin Luther. »
March notait.
« Et quels étaient les dispositions pour le compte ?
— Un coffre. Quatre clés.
— Quatre clés ? »
March haussa les sourcils. Cela signifiait Luther, évidemment, et sans doute Bühler et Stuckart. Mais qui détenait la quatrième ?
« Comment s’est opérée l’attribution ?
— Toutes à Herr Luther, avec les quatre lettres de pouvoir. Naturellement ce qu’il en a fait ne nous regarde pas. Vous comprenez qu’il s’agit d’une formule de compte très spéciale — des circonstances d’urgence, un temps de guerre — ; le but était à la fois d’assurer l’anonymat et de faciliter l’accès aux héritiers ou aux bénéficiaires, dans l’hypothèse où quelque chose de fâcheux arriverait au détenteur originel.