Pili était revenu s’asseoir. Il ne tenait pas en place.
« On va voir le Führer, papa ? »
La vision de l’inconnu dans la Havel se brouilla et March se sentit coupable. Ses rêves éveillés… son boulot… ce que Klara lui reprochait toujours : Même quand tu es là, tu ne l’es pas vraiment…
« Non, je ne crois pas. »
Le guide continuait :
« À votre droite, la Chancellerie du Reich et la résidence du Führer. Toute la façade mesure très exactement sept cents mètres, soit cent de plus que celle du palais de Louis XIV à Versailles. »
La Chancellerie défilait lentement sous leurs yeux : les piliers de marbre et les mosaïques rouges, les lions de bronze, les moulures dorées, les inscriptions gothiques — une sorte de dragon chinois monumental, assoupi en bordure de la place. Quatre SS au garde-à-vous figés au pied d’un étendard à croix gammée claquant au vent. Aucune fenêtre, mais un balcon à la hauteur d’un cinquième étage, d’où le Führer se montrait, dans les grandes occasions, au million de personnes que pouvait contenir la place. Quelques douzaines de curieux, même aujourd’hui, fixaient les volets hermétiquement clos, pâles d’expectative, espérant…
March jeta un coup d’œil en coin vers son fils. Pili était rivé sur place, serrant fort son couteau, comme un crucifix.
Le bus les déposa enfin au point de départ, devant la gare de Berlin-Gotenland. Il était un peu plus de cinq heures. Les derniers signes de lumière naturelle disparaissaient rapidement. Le jour semblait avoir renoncé, d’écœurement.
L’entrée de la gare dégorgeait son flux de voyageurs — militaires avec leur barda, et leurs amies ou leurs femmes ; travailleurs étrangers avec leurs valises de carton, leurs ballots miteux entourés de ficelles ; colons émergeant après deux jours de voyage depuis les steppes, sidérés par les lumières et la foule. Partout des uniformes. Bleu foncé, vert, brun, noir, gris, kaki. Une usine lors d’un changement d’équipe, dans le vacarme métallique des manœuvres d’aiguillages, avec ses coups de sifflet stridents, et avec son odeur d’huile surchauffée, d’air vicié, de poussière d’acier. Des appels à la vigilance tombaient des haut-parleurs muraux. « Soyez toujours sur vos gardes ! » « Attention ! Signalez sans retard tout colis suspect ! » « Alerte terroriste ! »
D’ici, des trains à grand écartement, hauts comme des maisons, partaient pour les avant-postes de l’empire allemand, pour Gotenland (l’ancienne Crimée) et Theoderichshafen (autrefois Sébastopol), pour le Generalkommissariat de Tauride et sa capitale, Melitopol, pour Volhynie-Podolia, Jitomir, Kiev, Nikolaïev, Dniepropetrovsk, Kharkov, Rostov, Saratov… C’était le terminus du nouveau monde. Les avis d’arrivée et de départ alternaient avec l’Ouverture de Coriolan. March, en se faufilant dans la foule, voulut prendre la main de Pili, mais le garçon le repoussa.
Il leur fallut un quart d’heure pour retrouver leur voiture dans le garage souterrain, et un nouveau quart d’heure encore pour se dégager des rues embouteillées autour de la gare. Ils roulèrent en silence. Ils étaient presque de retour à Lichtenrade quand Pili demanda soudain :
« Tu es un asocial, n’est-ce pas ? »
Le mot était si incongru dans la bouche d’un gosse de dix ans, et si soigneusement articulé, que March faillit éclater de rire. Asocial : un cran en dessous de traître dans le lexique du Parti. Rétif au Secours d’Hiver. Réfractaire à la multitude d’associations du national-socialisme. Fédération NS de Ski. Association NS des Randonneurs. Club NS Automobile de Grande Allemagne, Société NS des Officiers de Police criminelle. Il était même tombé, un après-midi au Lustgarten, sur un défilé de la Ligue NS des Titulaires de la Médaille de secourisme.
« C’est absurde.
— Oncle Erich dit que c’est vrai. »
Erich Helfferich. Il était donc devenu « oncle » Erich ? Un fanatique de la pire espèce ; bureaucrate à plein temps au siège central du Parti. Un chef scout à lunettes… March sentit ses mains se crisper sur le volant. Helfferich avait commencé à tourner autour de Klara un an plus tôt.
« Il dit que tu refuses le salut hitlérien et que tu te moques du Parti.
— Et comment sait-il tout cela ?
— Il prétend que tu as un dossier au siège du Parti et que c’est une question de temps pour qu’on t’épingle. (Le garçon pleurait presque de honte.) Je crois qu’il a raison.
— Pili ! »
Ils venaient de se ranger devant le pavillon.
« Je te déteste. »
C’était dit d’une voix calme, égale. Pili descendit de voiture. March ouvrit sa portière, fit le tour de la Volkswagen et se hâta sur le chemin. Il entendit un chien aboyer dans la maison.
« Pili ! »
La porte s’ouvrit. Klara apparut dans l’uniforme de la NS-Frauenschaft. Tapie derrière elle, March devina la silhouette brune de Helfferich. Le chien, un jeune berger allemand, sortit en bondissant vers Pili, qui passa en courant devant sa mère et disparut dans la maison. March voulut le suivre, Klara bloquait la voie.
« Laisse cet enfant en paix. Va-t’en. Laisse-nous tranquilles. »
Elle attrappa le chien et le tira en arrière par son collier. La porte claqua sur les jappements.
Plus tard, en roulant vers le centre, March repensa au chien. C’était la seule créature vivante, dans cette maison, à ne pas porter l’uniforme.
N’eût été sa tristesse, il se serait mis à rire.
4
« Une vraie journée de merde », commenta Max Jaeger.
Il était dix-neuf heures trente et il enfilait son manteau.
« Personne n’a pu trouver des effets personnels. Pas de vêtements. Je suis remonté dans la liste jusqu’à jeudi. Rien. Ça fait plus de vingt-quatre heures depuis le moment présumé de sa mort, et pas une âme qui s’avise de sa disparition. Sûr que c’est pas simplement un clodo ? »
March fit un bref mouvement de tête.
« Trop bien nourri. Et les clochards ne se trimballent pas en maillot de bain.
— Pour finir la journée en beauté (Max tira une dernière bouffée de son cigare avant de l’écraser), j’ai une réunion du Parti ce soir. Au programme : “La Mère allemande : gardienne et combattante du Volk sur le front intérieur” ».
Comme tous les inspecteurs de la Kripo, y compris March, Jaeger avait le rang SS de Sturmbannführer. À la différence de March, il avait rejoint le Parti l’année précédente. March était le dernier à l’en blâmer. Sans carte, inutile d’espérer une promotion.
« Hannelore t’accompagne ?
— Hannelore ? Croix d’honneur de la Mère allemande, classe de bronze ? Évidemment qu’elle se pointe. (Max consulta sa montre.) Juste le temps d’une bière. Ça te dit ?
— Pas ce soir, merci. Je descends avec toi. »
Ils se séparèrent sur les marches, devant l’immeuble. Avec un geste éloquent, Jaeger prit à gauche, vers leur café de l’Oberwallstrasse ; March partit dans la direction opposée, celle de la rivière. Il allait d’un bon pas. La pluie avait cessé, mais l’air restait humide, bruineux. L’éclairage des rues — qui datait d’avant-guerre — se reflétait sur le pavé sombre. De la Sprée venait la note grave d’une corne de brume, assourdie par les immeubles.
Il tourna le coin et alla marcher sur la berge, ravi de sentir l’air froid sur son visage. Une péniche remontait le courant en bourdonnant, une unique lanterne à la proue, un bouillonnement d’eau noire à la poupe. Sauf cela, le silence était total. Ni voitures ni passants. La ville s’était comme évanouie dans l’obscurité. Il laissa la rivière avec regret, coupant par le Spittelmarkt en direction de Seydelstrasse. Quelques minutes plus tard, il arrivait à la morgue municipale de Berlin.