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Le Dr Eisler n’y était plus. Normal.

« Je t’aime, fit dans un souffle une voix de femme, et je veux porter tes enfants. »

Un préposé en tunique blanche d’une propreté douteuse délaissa à contrecœur sa télévision portable pour vérifier le passe de March. Il consigna quelque chose sur son registre, ramassa un trousseau de clés et fit signe au policier de le suivre. Dans leur dos, le thème musical du feuilleton du soir de la Reichsrundfunk égrenait ses premières notes.

Une porte battante s’ouvrait sur un corridor semblable à des dizaines d’autres au Werderscher Markt. Quelque part, se dit March, il devait exister un Reichsdirektor pour le linoléum vert. Il suivit l’employé jusqu’à l’ascenseur. La grille métallique se referma dans un formidable vacarme et ils descendirent au sous-sol.

À l’entrée de la salle, sous un panneau d’interdiction de fumer, ils allumèrent en même temps une cigarette — deux professionnels prévoyants —, non pas à cause de la puanteur des corps en décomposition (la chambre était réfrigérée, il n’y avait aucune odeur), mais plutôt pour masquer les vapeurs nauséabondes des désinfectants.

« Vous voulez le vieux ? Celui qui est arrivé juste après huit heures ?

— C’est ça. »

L’homme actionna une grande poignée et ouvrit la lourde porte. Ils sentirent un souffle d’air froid. L’éclat dur du néon découvrait un sol carrelé de blanc, légèrement incliné de part et d’autre d’une étroite rigole centrale. Les imposants tiroirs de métal, comme des fichiers, s’ouvraient dans les murs. Le préposé décrocha une écritoire à pince près de l’interrupteur et longea une paroi, vérifiant les numéros.

« Voilà. »

Il cala l’écritoire sous son bras et libéra d’un coup sec un tiroir. March s’avança et souleva un coin de drap blanc.

« Pouvez y aller, si vous voulez, dit-il sans tourner la tête. J’appellerai quand j’aurai fini.

— Pas autorisé. Le règlement.

— Au cas où je trafiquerais la pièce à conviction ? Merci. »

Le cadavre ne gagnait pas à être revu. Un visage dur, charnu ; de petits yeux et une bouche cruelle. Presque entièrement chauve, sauf une curieuse mèche de cheveux blancs. Le nez était pincé, avec deux empreintes de part et d’autre de l’arête. Il devait porter des lunettes depuis des années. Le visage en soi ne présentait rien de particulier, sauf les creux symétriques sur chaque joue. March inséra ses doigts dans la bouche et ne trouva que de la gomme molle. Un dentier complet perdu à un moment donné.

March descendit un peu plus le drap. Les épaules étaient larges — le torse d’un homme bien bâti, avec un début d’embonpoint. Il replia le linge, méticuleusement, juste au-dessus du moignon, respectueux du mort. Pas un médecin de la haute, sur le Kurfurstendamm, n’était aussi prévenant avec ses clients que Xavier March.

Il souffla dans ses mains pour les réchauffer puis fouilla dans la poche intérieure de son pardessus. Il en sortit une petite boîte de fer-blanc, qu’il ouvrit, et deux cartons blancs. La fumée de sa cigarette lui parut plus amère. Il saisit le poignet gauche de cadavre — si froid, chaque fois il était choqué — et s’efforça de déplier les doigts. Délicatement, il pressa chaque extrémité sur le tampon d’encre noire ; puis il déposa la petite boîte, prit l’une des fiches, y appuya chaque doigt. Quand ce fut terminé, il répéta l’opération avec la main droite de l’homme. Le préposé l’observait, fasciné.

Les traces noires sur les doigt livides paraissaient choquantes ; une profanation.

« Nettoyez ça », ordonna March.

Le siège central de la Reichskripo est au Werderscher Markt, mais toute l’infrastructure de l’activité policière — les laboratoires médico-légaux, les archives criminelles, l’armurerie, les ateliers, les cellules de détention — se trouve en réalité dans l’immeuble du Praesidium de la police de Berlin, Alexanderplatz. C’est dans cette vaste et tentaculaire forteresse prussienne, en face de la station de métro la plus fréquentée de la ville, que March se rendit ensuite. Il lui fallut un bon quart d’heure, en marchant d’un bon pas.

« Tu veux quoi  ? »

La voix, un rien trop aiguë sous le coup de l’incrédulité, était celle de Otto Koth, le directeur adjoint de la section des empreintes digitales.

« En priorité », répéta March.

Il tira une nouvelle bouffée de sa cigarette. Koth était un ami. Deux ans auparavant, ils avaient piégé une bande de truands qui avaient descendu un policier à Lankwitz. Koth avait eu droit à une promotion.

« Je sais que tu as un arriéré de dossiers, d’ici au centième anniversaire du Führer. Je me doute que tu as la Sipo sur le dos avec les terroristes et que sais-je encore. Mais je te le demande. »

Koth se renversa dans son fauteuil. Sur les rayons derrière lui, March repéra le manuel de criminologie d’Artur Nebe, publié trente ans plus tôt, un texte de référence. Nebe était à la tête de la Kripo depuis 1933.

« Montre-moi ce que tu as », dit Koth.

March tendit les deux fiches. Koth les considéra avec un hochement de tête.

« Masculin, dit March. Environ soixante ans. Décès, voici à peu près vingt-quatre heures. »

Koth ôta ses lunettes pour se frotter les yeux.

« Je vois le topo. D’accord. Elles iront au sommet de la pile.

— Pour quand ?

— Je devrais avoir la réponse demain matin. (Koth remit ses lunettes.) Ce que je ne comprends pas, c’est comment tu peux savoir que cet illustre inconnu a un casier. »

March ne le savait pas, mais il n’allait pas donner un prétexte à Koth pour se dédire.

« Fais-moi confiance », dit-il.

March ne regagna son logement qu’à onze heures du soir. L’antique cabine d’ascenseur était en panne. La cage d’escalier, avec son vieux tapis élimé, dégageait l’odeur de toutes les cuisines réunies de l’immeuble : chou bouilli et viande à l’étouffée. En passant au deuxième, il entendit se disputer le jeune couple qui habitait au-dessous de chez lui.

« Comment peux-tu dire ça ?

— Tu n’as rien fichu ! Rien ! »

Une porte claqua. Un bébé se mit à pleurer. Ailleurs, par mesure de rétorsion, quelqu’un augmenta le volume sonore de la radio. Symphonie d’un immeuble à appartements. Autrefois, l’endroit était plutôt chic. À présent, pour l’endroit comme pour pas mal de ses occupants, c’était plutôt la débine. March poursuivit jusqu’à son étage.

L’appartement était glacial. Le chauffage ne s’était pas enclenché, comme d’habitude. Il disposait de cinq pièces : un salon, correct, haut de plafond, avec vue sur Ansbacher Strasse ; une chambre à coucher avec un lit en fer ; une minuscule salle de bains et une cuisine plus étriquée encore ; une chambre d’amis, bourrée des effets récupérés après son divorce, toujours dans leurs caisses cinq ans après. Son chez-soi. Plus vaste certes que les quarante-six mètres carrés standard, d’une Volkswohnung, l’habitation du peuple, mais guère plus grand.

Avant lui, l’appartement était occupé par la veuve d’un général de la Luftwaffe. Elle vivait là depuis la guerre, laissant tout se dégrader peu à peu. Le deuxième week-end après son installation, pour retapisser la chambre, il avait arraché le papier peint défraîchi et avait découvert par-dessous, pliée et repliée, une photographie. Un portrait sépia, mélange de bruns et de beiges, daté de 1929 et réalisé dans un studio à Berlin. Toute une famille se tenait devant un décor peint d’arbres et de champs. Une femme aux cheveux de jais contemplait le bébé dans ses bras. Le mari était fièrement campé derrière elle, une main sur son épaule. Près de lui, un petit garçon. Il avait posé le cliché sur sa cheminée.