D’un bond, je rejette les couvrantes et d’une pression de pouce, j’appuie sur la poire électrique… La lumière vient.
Je mate en direction du gigantesque instrument. Naturellement, personne n’est au clavier. Et, malgré la lumière, il joue toujours. Enfin un fantôme que la maison Mazda n’effraie pas ! Le concert se poursuit pendant quelques minutes. Et puis le silence revient. J’hésite… Que faire ? Se recoucher ? Oui, c’est ce qu’il y a de plus sage. Me revoilà donc dans les toiles, les bras croisés sous la tête, regardant le ciel de lit moiré d’auréoles pour chercher la clé du mystère… Toujours contrôler ses pensées, mes chéries. Ne jamais leur laisser la bride sur le cou, sinon on a vite la cervelle en forme de chrysanthème.
Allons, San-A., refroidis tes méninges, mon biquet, avant que ton cerveau coule une bielle : (je me parle par images quand je suis sage).
Je me dis que, article premier, les fantômes n’existent pas et que, article deuxième, tout phénomène comporte une explication rationnelle, ce qui revient à dire qu’un phénomène n’existe pas. Quand on a pris une masse et qu’on s’est bien enfoncé ça dans la bouilloire, on peut chasser le surnaturel sans crainte de le voir revenir au galop.
Allons-y doucement, troquons nos savates contre des pataugas et aventurons-nous dans les marécages de la déduction[4]. Des orgues sont actionnées par une soufflerie. Celles-ci sont vieilles, donc la soufflerie est probablement défectueuse. Si une prise d’air se produit, il est probable que le tuyau par lequel l’air en question s’échappera émettra des sons, puisque c’est son rôle, non ? Je pige pourquoi, en écoutant ce lent gargouillis, j’ai évoqué l’étang à papa, avec ses bulles qui montaient, rectilignes, de la vase profonde. Pareillement, ce sont des bulles d’air qui se trémoussent dans les tuyaux. C.Q.F.D., comme dirait un paléographe ou un épigraphe. L’explication est là, et pas ailleurs : une avarie de l’instrument. C’est pas un exorciseur qu’il faut appeler pour conjurer le fantôme-musicien : c’est un organiste ! Je m’apprête à essayer de pioncer sur cette sage conclusion lorsque, sans crier gare ni quoi que ce soit, la lumière s’éteint. Elle s’éteint alors que je n’ai pas actionné le commutateur. « Allons bon, me dis-je avec humeur, voilà l’ampoule qui a les yeux bleus ! » C’est fréquent dans une maison inoccupée. L’humidité fait son travail de sape, et puis clac !
Voilà qui va m’inciter à roupiller. Je prends une pose commode dans mon sarcosomnus[5] et, croyez-moi ou sinon allez vous faire badigeonner les testicules au bleu de méthylène, mais je commence à trouver le sommeil, lorsqu’un petit quelque chose me ramène sur les rives de la lucidité : la lumière se fait. Elle est revenue comme elle était partie : sans le concours de l’interrupteur. Moi, San-Antonio, vous me connaissez ? « Simple panne de secteur », me dis-je en homme pour qui la fée électricité n’a pas de secrets.
Et je tâtonne pour choper la poire de buis lorsque cette dernière devient une poire d’angoisse. Ce que j’aperçois est tellement sidérant, tellement abasourdissant, tellement stupéfiant, que je me trouve justement, et en un clin d’œil : sidéré, abasourdi et stupéfié, ce qui est un tantinet soit peu pour un homme seul, comme l’écrirait M. Raymond Queneau, de l’Académie Gallimard.
De quoi s’agit-il ? Vous aimeriez le savoir, hein, camarades ? Et vous êtes prêts à exiger que je vous le dise sous prétexte que vous avez payé quelques malheureux francs les deux cents et quelques pages ci-jointes ! Quelle triste mentalité, mes fils ! L’esprit-congés-payés, vous l’avez jusqu’à l’os, parole ! Quand j’y réfléchis, ça me froisse le pourtour du radada. Ça fait des années qu’on se pratique, qu’on s’estime, qu’on se marre ensemble, et vous seriez pas foutus de me pardonner un secret. Si je ne vous disais pas ce que je viens de voir et qui me tire-bouchonne les carreaux, vous me répudieriez aussi sec, me déclareriez escroc, hérétique, profanateur. Avec vous, ça boume tant que ça marche droit, hein ? Mais faut pas que la plaisanterie soit trop poussée, autrement c’est le papier timbré aussi sec ! Moi dont la prose éminemment française est intraduisible, vous me traduiriez devant les tribunaux, mes vaches ! Je me fais pas d’illuses ! Menottes aux pattes, le San-A. Chef d’accusation ? À posé un problème sans le résoudre. Nous a mis l’eau à la bouche sans nous donner à bouffer ! Nous a fait souiller le calcif sans ensuite vouloir le laver ! Des impitoyables ! Pour vos pommes, toute chose achetée est une denrée qui doit correspondre à ce qu’on espère d’elle. Vous voulez bien que je vous raconte Béru s’asseyant dans le plat de cassoulet, Berthe se faisant engominer le scoubidou par Alfred le coiffeur, le Vieux et ses manies, M’man et ses petits plats, moi et les belles gonzesses carrossées par Bertone, Pinuche et sa moustache roussie par son briquet fumeux, oui, tout, mais à condition que je remplisse mon contrat de romancier, c’est-à-dire que je romance. Vous seriez pas aussi mesquins, vous auriez pas ce côté noix vomique, je crois qu’on s’en irait dans les grandes envolées dingues, tous. On se débarrasserait des lois de la pesanteur et des attractions terrestres une fois pour toutes. Le délire, c’est comme la diarrhée : ça se contient difficilement. Vous aimeriez pas qu’on se vide la boyasse un bon coup ? Non ? Tant pis. Dommage ! Ça sera pour une autre fois, la tentative ; quand vous serez moins tartes, lorsque vos enfants ou vos petits-enfants vous auront enfin nettoyés de tous ces préjugés qui vous coûtent cher. Seulement, le hic, c’est qu’alors il voguera en pleine gâtouille, San-A. Ou bien il aura une bavette en marbre pour pas que les intempéries abîmassent son beau costar à poignées d’argent. Je vous dis que la vie est bête. Un jour, en me baladant au drugstore, j’ai déniché un petit cylindre métallique à l’intérieur duquel un mécanisme fait « toc… toc… toc… » quand on le soulève. On dirait un cœur de robot, si tant est que les robots en aient un. J’ai demandé à quoi ça servait à la jolie vendeuse. Elle m’a répondu textuellement : « À rien, c’est un gadget. » Ce machin-là, un type l’a conçu, d’autres l’ont fabriqué uniquement pour qu’il produise un bruit. Sa justification, c’est son inutilité. Il s’affirme par la négation. Je me suis dit que c’était exactement pareil, la vie. On vous conçoit, ou vous usine… Et puis on fait « toc… toc… toc… » un certain nombre de fois. Et ensuite, finito ! The end ! La casse ! La carcasse ! La crasse ! Un gadget ! Nous sommes tous des gadgets qui fécondons d’autres gadgets. Bon, faut que j’enchaîne car je vous entends bouillir. Votre couvercle frémit comme celui d’une casserole d’eau.
Eh bien voilà ! Figurez-vous que le beau plancher ciré est recouvert d’une fine pellicule blanche ET QUE DES PAS S’Y INSCRIVENT ! Je vous le fais imprimer en majuscules pour pas que ça vous passe inaperçu, les gars. Je peux vous le faire sculpter en braille et traduire en sanscrit également si vous le désirez, contre un modeste supplément de cent mille nouveaux francs payables en six mensualités avec intérêts dégressifs. Les pas dont à propos desquels je vous cause partent de la fenêtre et viennent jusqu’à mon lit. Mince, faut que je vous le néone, des fois que vous auriez fermé les yeux de terreur en lisant ce dernier paragraphe : je disais que LES PAS PARTENT DE LA FENETRE ET VIENNENT JUSQU’À MON LIT ! De quoi filer des vapeurs à Denis Papin, non ? De quoi vous nouer l’œsophage ! De quoi… Mais je vous laisse le soin d’apprécier. Un esprit moyen (et ils sont légion) conclurait qu’un être invisible, surnaturel, et tout et tout, vient d’entrer par la fenêtre sans l’ouvrir, non plus que les contrevents, et qu’il est venu se pieuter avec bibi. Comme je n’ai jamais entendu parler de pin-up en robe de suaire, j’estime que cette compagnie n’a rien d’enthousiasmant. Le même esprit moyen prendrait les chocotes et se taillerait en hurlant comme un malpropre à qui on proposerait de prendre un bain. Seulement, moi, vous me connaissez (vous pouvez, vu que vous me méconnaissez bien souvent) : je ne cesse jamais de faire fonctionner ma gamberge, et surtout pas lorsque je me trouve devant des phénomènes qui défient la raison.
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Pour trouver un style aussi imagé que celui de San-Antonio, il faut remonter jusqu’à Épinal.